Orson Welles dans Citizen Kane |
Serge July: Dictionnaire
amoureux du Journalisme, Plon, 2015, 928 pp.
On peut se faufiler dans ce Dictionnaire amoureux, un
brin plus épais que de convention, par
« July (Serge)» et « Libération »: on saisirait à la
source l’itinéraire de l’auteur et les
traits de son journal. Né à Paris sous l’Occupation, il apprend « ses
premiers rudiments sur la lutte des classes à domicile » : la mère
travaille sans arrêt et le père polytechnicien vit loin. Dans sa prime
jeunesse, « tout était faux » : on l’appelait Patrick, ses
parents n’étaient pas mariés, son frère portait un autre patronyme…Cette
« overdose » de toc lui rend suspectes les apparences et l’oriente en
douce vers un journalisme où il peut épanouir sa passion du présent. Etudiant
communiste dans une Union rebelle à la direction, sis dans la frange
favorable à une évolution à l’italienne du Parti, il fréquente énormément, dans
ces années Vietnam et Guevara, cinémas et théâtres et épouse les rêves de la
Nouvelle Vague. Mai 68 est la « magnifique surprise » et de glissement
en glissement, il débarque à 30 ans dans Libération, journal amorcé par
Benny Lévy et J.P. Sartre en décembre 1972. Jusqu’en juillet 2006, il a pour
« belle » mission d’orchestrer « un quotidien qui… a incarné une
vision libertaire, en rupture avec la culture hiérarchique, normative et
centralisatrice française. »
Du journal, Serge July n’est pas peu fier : certains
matins il « fut le plus beau quotidien du monde » et « durant
son histoire -qui n’est pas finie- le titre de presse quotidienne français
le plus inventif, le plus découvreur, le plus insolent de son époque ». Il
vint à son époque comme Le Monde et France-Soir percèrent après la Résistance et la
Libération, L’Express et Le Nouvel Observateur à l’heure de la décolonisation impérative,
de la montée de nouvelles classes moyennes et de l’ascendant récent des
sciences humaines. Le moment de Libé, après mai 68, ce fut une
sensibilité et une pensée libertaires dans un monde où prenaient fin les Trente
Glorieuses, qui était en mutation à tous les niveaux et subissait les vagues
successives d’un « grand tsunami hyper-capitaliste ». L’autorité
flanchait dans toutes les institutions et les contestations se faisaient
nombreuses, inventives et contradictoires. Le journal se devait de prendre une autre
actualité en compte et de lui donner un ordre et « le bon ». Le primat revint
aux enquêtes et aux reportages et écarta les dogmes. De 1986 à 2000, le journal
compte plus d’un million de lecteurs par jour, « un lectorat minoritaire
mais de masse ». Des raisons de la réussite, des qualités et de la
richesse de l’équipe, de la chance qui s’est parfois mise de connivence, des prévisions,
batailles et ratages de cette longue guerre au quotidien de 33 ans, July fait
un récit passionné et réfléchi, détaillé et somme toute heureux : Libé paraît
toujours et tous les jours.
Les 2 articles invoqués sont le fruit d’une pratique
amoureuse et implacable du journalisme et mettent en abyme un Dictionnaire dont
ils illustrent les pouvoirs. Informations denses, variées et choisies, joliment narrées; mélange de l’actualité et de
l’histoire, du personnel et du professionnel, des ficelles du métier et d’une
culture vaste et étendue; florilège de citations et d’anecdotes pertinentes et
peu connues de sorte qu’en permanence on se délecte et s’enrichit; un style simple
et affirmé et un sens de l’humour toujours à l’œuvre…Peut être faut-il ajouter aux
2 exemples l’article « Beuve-Méry » sur celui qui fut à la tête du Monde
(1944-1969) « l’incarnation du journalisme moral » :
« Patron », « Solitaire », austère, spartiate (il sursaute
quand de Gaulle en 1958 traite devant lui le journal de
« divertissant »). A la fois modèle et contre-modèle pour July, il
régit une époque qu’il clôt par la rubrique « Agitation » créée après
68. Cette têtière, par son ignorance méprisante de la contre-culture, justifie le
passage d’un journalisme à l’autre. Mais quel article juste, vigoureux et bien
documenté sur Beuve-Méry.
Ces entrées sur lesquelles nous nous sommes un peu
appesantis n’occupent qu’une infime partie de l’ouvrage. On peut dans le
labyrinthe percer d’autres trajectoires voire se fier à l’ordre alphabétique
souvent riche d’agréables surprises : Renaudot qui, homme de Richelieu,
contre par La Gazette « libelles » et
« canards » suit John Reed « playboy
révolutionnaire » (U. Sinclair) enterré dans le mur du Kremlin pour sa
couverture « véridique et extraordinairement vivante » (Lénine) de la
révolution d’octobre. « Réseau » article sur le nouveau médium
universel qui change le monde précède «Révolution 89 » où sont également
traités journalistes royalistes et révolutionnaires. A « W », nous
avons à la suite « Watergate », « Wilde (O.) » et
« Wilder (Billy) »…
On peut créer ses propres constellations. Evidemment ce qui
a proprement rapport à la presse, qu’il soit matériel (Leica, Marbre,
Machine à écrire, Papier…), ou communicatif (le français doit 3 mots essentiels
à la presse anglo-saxonne, principalement américaine : reporter,
éditorial, interview), organes (Le Canard enchaîné) journalistes,
magnats de presse ou grands reporters
(A. Londres, J. Kessel)… Écrivains et penseurs (pour ne pas citer les
politiques) tiennent aussi une grande part : Marx a assuré durant une
décennie sa famille grâce à ses articles dans le New York Tribune,
l’activité journalistique de Zola déborde largement son « J’accuse »
et il s’appuie sur des enquêtes pour son œuvre romanesque, l’écriture de
Simenon est une école de prose journalistique…Mais c’est surtout le cinéma de Citizen
Kane à F. Lang, Antonioni…qui tire vers un côté ludique l’ouvrage.
On ne rend pas justice à ce Dictionnaire amoureux si
on ne montrait dans la microstructure de ses articles le travail sapiential,
littéraire, esthétique. 2 illustrations. « Bidonnage & Cie » peut
paraître une fastidieuse énumération des erreurs et mystifications de la
presse, y compris la fameuse une de Libé le jour de l’assassinat de
Bachir (14/9/1982) : « La baraka de Gemayel ». Mais l’article est introduit par une narration
du film de John Ford L’homme qui tua Liberty Valance (1962) qui pose la
question : faut-il choisir la légende ou la vérité ; il se conclut
par ce qui différencie les USA de la France dans ce domaine : la présence
de fact-checkers et l’assomption de la responsabilité du bidonnage.
« Watergate » explique tout ce qui a rendu l’enquête du Washington
Post possible et efficace, mais note des obscurités non éclaircies et
mentionne la mystification ultérieure de Bob Woodward lors des ADM en Iraq.
Comme le disait Oscar Wilde : « La vérité est rarement pure et
jamais simple »
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