Italo Calvino: Ermite à
Paris, Pages autobiographiques, Traduit de l’italien par Jean-Paul
Manganaro, Gallimard, 2014, 320 pp.
Les écrits réunis de façon posthume ont souvent mauvaise
presse. Ils cherchent à profiter de la réputation de l’auteur ou donnent un
dérivatif aux lecteurs qui préfèrent ne pas affronter ses œuvres majeures. Ermite
à Paris rassemble 17 textes d’Italo
Calvino (1923-1985). Une chemise de l’écrivain les avait groupés dans l’ordre
chronologique sous le titre Pages autobiographiques. Pour des publics
différents, dans des circonstances autres, à la première ou à la troisième
personne, la vie de cet « oiseau migrateur » ligurien ne cesse d’être
racontée : la naissance à Cuba, les
parents naturalistes acclimateurs de plantes exotiques et généticiens,
l’éducation dans la tradition laïque,
républicaine et maçonnique, les 25 premières années à San Remo, ville duelle
cosmopolite et provinciale dans l’entre deux guerres, l’engagement antifasciste
et communiste…Une deuxième naissance survient au lendemain de la Libération et
dure quinze ans : le travail chez Einaudi, éditeur d’avant-garde, l’amitié
de Pavese et de Vittorini, l’installation à Turin après une hésitation entre
elle et Milan…Curieusement les reprises ne sont jamais ennuyeuses :
chacune amène un détail resté dans l’ombre,
s’opère sous un angle différent, s’imprègne de l’esprit de ce maître du
formalisme, porte la trace du temps qui passe, celui où les réalités changent
(San Remo n’est plus qu’un faubourg de Turin et de Milan) et celui du point de
vue qui n’est plus le même et guette différemment. Il y a aussi, dans ces
souvenirs, cette présence continue des villes (alors que les lieux reconnaissables
sont souvent absents de ses récits) qui ne cesse d’animer la narration, de
fournir des observations, d’enrichir la réflexion.
New York tient la place prépondérante dans le
« Journal américain » (inédit) où l’écrivain italien, invité avec
d’autres comme Claude Ollier et Arrabal par la fondation Ford en 1959-1960,
sillonne les Etats-Unis d’est en ouest et du nord au sud. A l’heure où il s’est
désengagé du communisme et de la politique, où Kennedy est au seuil de la
Maison blanche, où l’informatique s’installe dans les entreprises et la
« Beat generation » dans la culture, Calvino arrive : « la
vision la plus spectaculaire qu’il soit donné de voir sur cette terre. Les
gratte-ciels émergent tout gris dans le ciel à peine clair et évoquent les
énormes ruines d’un monstrueux New York abandonné dans trois mille ans. »
La métropole est scrutée dans ses quartiers, ses communautés, ses maisons
d’édition, ses librairies, ses collèges, son nouveau musée Guggenheim très
critiqué et dont il se fait un défenseur acharné, noël…L’observation
méticuleuse, jamais anodine, s’illumine souvent de synthèses réfléchies :
contrairement à la société soviétique où l’adversaire capitaliste est
continuellement présent, il n’existe en Amérique « structure totalitaire
de type médiéval » aucune antithèse possible « sinon l’évasion
individuelle ».
Les Villes invisibles (1972) si
« éloigné des habitudes de lecture américaines » est le plus connu de
ses livres outre Atlantique et Calvino s’est approprié New York comme
« sa » ville, la plus proche de la forme idéale. « Géométrique,
cristalline, sans profondeur, apparemment sans secrets », elle donne
« l’illusion » de pouvoir être pensée « tout entière au même
instant ». Ce chassé croisé met-il à nu une harmonie occulte ou cache-t-il
une mésentente cordiale?
Paris,
où il habite souvent, est l’objet d’un beau et dense texte dont le titre a été donné
au recueil. L’ermite est une figure des récits de Calvino qui vit à l’écart, mais pas très loin. De la ville française, l’auteur à son « âge
mûr » fait un usage inopiné : c’est sa « maison de
campagne » ; il y accomplit dans la solitude son travail, y a
l’impression d’être invisible, non reconnu. Cela ne l’empêche nullement de
prospecter des couches de son « épaisseur » : son côté
encyclopédique où chaque magasin de fromages est un Louvre qui les répertorie ;
son catalogue de monstres de l’inconscient (gargouilles, jardin des Plantes) qui
en fait la capitale du surréalisme ; son caractère bureau des objets
perdus car on peut récupérer dans un des étroits Studios du Quartier
latin qui puent ou dans sa cinémathèque un film gardé en mémoire depuis
l’enfance. Si de Rome, Calvino est « incapable de parler », bien
qu’il y vécût plus longtemps qu’à New York, il éclaire très bien Milan et
surtout Turin à l’un de leurs moments.
De
nombreux textes de l’ouvrage reviennent sur le combat partisan, le militantisme
au PCI et dans ses périodiques, le désenchantement de l’été 1956. Leur lucidité,
leur intégrité morale, leur tentative de
justifier une génération portée principalement
sur l’action sont dignes d’intérêt. Mais quand la place du politique diminue dans
son espace intérieur, Calvino trouve la
force d’avouer : « Je ne crois en aucune libération, individuelle ni
collective, obtenue en faisant l’économie d’une autodiscipline, d’une auto
construction, d’un effort. » En quoi il peut être « encore un
peu stalinien » ; en quoi, la vie se redresse dans l’œuvre.
Une
œuvre dont les écrits et les entretiens de ce livre tentent de dégager « l’unité
poétique et morale ». Des histoires « lyrico-épico-bouffonnes »
des années 1950 où le fantastique « est un moyen de rejoindre l’universel »
du mythe[1],
aux recherches plus formalistes[2]
des décennies suivantes, une continuité se laisse voir. Elle est faite de
travail, d’ironie et du bonheur
d’écrire. «La prose requiert un investissement de toutes les ressources verbales de
l'écrivain, exactement comme la poésie: vivacité et précision dans le choix des
termes, économie, prégnance et invention dans leur distribution et dans leur
stratégie, élan, mobilité et tension dans la phrase, agilité et souplesse dans
les déplacements d'un registre à l'autre.»
Lire Ermite à Paris ne sert pas
seulement à mieux approcher Italo Calvino, l’homme comme l’œuvre. C’est surtout accueillir une leçon
d’intelligence, de l’intelligence de l’écriture comme de l’intelligence dans la
vie.
[1] Dans la trilogie Nos ancêtres Calvino a regroupé Le Vicomte
pourfendu (1952), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier
inexistant (1959).
[2] Calvino est devenu membre officiel de
l’OULIPO parisien en 1972. Citons de cette période les grands livres : Le Château des destins croisés (1969), Les Villes
invisibles (1972), Si par une nuit
d'hiver un voyageur (1979).
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