Chers amis,
Ne devant ma
place parmi les preneurs de parole ce soir[1] qu’à une amitié
insistante, j’évoquerai une question intempestive qui a attiré mon attention et
qui a l’avantage de se trouver à une double jonction, celle de la poésie et de
la philosophie d’une part, celle des cultures arabe et occidentale de l’autre.
J’aime
beaucoup le vers de Mutanabbî :
لَوْلا المَشَقّةُ سَادَ
النّاسُ كُلُّهُمُ؛ ألجُودُ يُفْقِرُ
وَالإقدامُ قَتّالُ
|
Outre sa concision et sa
richesse, il peut servir d’examen de passage à tout candidat à la vie
politique, au Liban comme ailleurs, qui veut devenir chefaillon sans faire les efforts
nécessaires.
J’en
propose la traduction suivante :
La munificence
appauvrit et la vaillance tue.
Elle a le mérite de la clarté et utilise des mots qui
nous sont précieux :
-
le
mot peine comme le terme arabe machaqqa qu’il rend
retient une double signification : celle d’un effort, d’un labeur d’un
côté, celle d’un chagrin, d’un malheur de l’autre.
-
Le
terme (être) maître pour sâda est l’équivalent
exact et retrouve le terme hégélien (Herrschaft) de la fameuse lutte
pour la reconnaissance de la Phénoménologie de l’esprit et de la
dialectique du maître et du serviteur.
Des mots aux idées et de la poésie à la
philosophie, il n’y a qu’un pas. Franchissons- le sans entrer dans les
arcanes de la pensée du maître d’Iéna !
La vaillance tue, dit
Mutanabbî. Le fait de risquer sa vie dans la lutte est la condition primordiale
pour devenir maître chez Hegel. Je rappelle ici que nous sommes, à ce stade, à
un niveau très abstrait. C’est en risquant sa vie que l’un des partenaires du
combat montre qu’il n’est pas seulement vie, qu’il est au-delà de la vie végétative
et animale, qu’il devient maître. Alors
que le rival a eu peur pour une vie avec laquelle il s’identifie, il est devenu
donc serviteur. Sur ce point, Mutanabbî
et Hegel sont d’accord ou plutôt le premier anticipe le second.
C’est le premier point, la munificence
qui appauvrit, qui manque à Hegel dans cette dialectique comme dans la
suivante, celle par laquelle l’esclave devient maître du maître. Essayons de préciser.
1) Le maître, en faisant don, se détache du commun des
mortels et des objets : il est élan, mouvement, non chose ou choséité…
2) Par sa générosité, le maître montre n’est pas uniquement
vie : les autres consomment, se murent dans la préservation de soi, ne
portent intérêt qu’à ceux qui menacent leur espace vital ou leur nourriture.
Lui n’a cure de ses biens, il offre…
3) Point principal, différence majeure : Le don, dans
son immédiateté, n’est pas agonistique,
il est altruiste, cherche à montrer un coté positif, à s’attacher l’autre par
la vertu, le bien. Le résultat n’est point garanti,
|
L’acte généreux est indépendant de son effet.
4) Le don exige une force, celle de risquer et de supporter
la misère. Combat donc il y a, négativité il y a, mais tout entiers intérieurs :
vaincre la peur du manque actuel et futur, faire fi d’eux et les accepter comme
éventualité.
Dans la dialectique hégélienne
suivante, celle à proprement parler du maître et du serviteur, la peur,
le service et le travail rendent le serviteur maître du maître.
La peur par l’unité qu’elle donne au serviteur alors que le maître reste
éparpillé dans les plaisirs et les commandes, le service par la maîtrise
des choses qu’il procure, le travail par la consistance donnée à la conscience de
soi dans les choses. Mais c’est toujours des négativités onéreuses ou hargneuses
alors qu’il y a une telle superbe, une telle magie dans la munificence.
En évoquant la générosité, Mutanabbî saisit au bond un trait commun à
toute la poésie, à toute la culture arabe. Il serait intéressant de voir ses
effets dans une société close et dans une autre mondialisée.
Merci de votre générosité !
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Intéressant
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