Thursday, 7 July 2016

MUTANABBÎ, HEGEL ET LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE






Chers amis,

        Ne devant ma place parmi les preneurs de parole ce soir[1] qu’à une amitié insistante, j’évoquerai une question intempestive qui a attiré mon attention et qui a l’avantage de se trouver à une double jonction, celle de la poésie et de la philosophie d’une part, celle des cultures arabe et occidentale de l’autre.
        J’aime beaucoup le vers de Mutanabbî :
لَوْلا المَشَقّةُ سَادَ النّاسُ كُلُّهُمُ؛     ألجُودُ يُفْقِرُ وَالإقدامُ قَتّالُ
Outre sa concision et sa richesse, il peut servir d’examen de passage à tout candidat à la vie politique, au Liban comme ailleurs, qui veut devenir chefaillon sans faire les efforts nécessaires.
        J’en propose la traduction suivante :
N’était la peine [2], les hommes seraient tous maîtres
    La munificence appauvrit et la vaillance tue.
Elle a le mérite de la clarté et utilise des mots qui nous sont précieux :
-        le mot peine comme le terme arabe machaqqa qu’il rend retient une double signification : celle d’un effort, d’un labeur d’un côté, celle d’un chagrin, d’un malheur de l’autre.
-        Le terme (être) maître pour sâda est l’équivalent exact et retrouve le terme hégélien (Herrschaft) de la fameuse lutte pour la reconnaissance de la Phénoménologie de l’esprit et de la dialectique du maître et du serviteur.

    Des mots aux idées et de la poésie à la philosophie, il n’y a qu’un pas. Franchissons- le sans entrer dans les arcanes de la pensée du maître d’Iéna !
    La vaillance tue, dit Mutanabbî. Le fait de risquer sa vie dans la lutte est la condition primordiale pour devenir maître chez Hegel. Je rappelle ici que nous sommes, à ce stade, à un niveau très abstrait. C’est en risquant sa vie que l’un des partenaires du combat montre qu’il n’est pas seulement vie, qu’il est au-delà de la vie végétative et animale, qu’il devient maître.  Alors que le rival a eu peur pour une vie avec laquelle il s’identifie, il est devenu donc  serviteur. Sur ce point, Mutanabbî et Hegel sont d’accord ou plutôt le premier anticipe le second.
    C’est le premier point, la munificence qui appauvrit, qui manque à Hegel dans cette dialectique comme dans la suivante, celle par laquelle l’esclave devient maître du maître. Essayons de préciser.
                       
1)   Le maître, en faisant don, se détache du commun des mortels et des objets : il est élan, mouvement, non chose ou choséité…

2)   Par sa générosité, le maître montre n’est pas uniquement vie : les autres consomment, se murent dans la préservation de soi, ne portent intérêt qu’à ceux qui menacent leur espace vital ou leur nourriture. Lui n’a cure de ses biens, il offre…


3)   Point principal, différence majeure : Le don, dans son immédiateté,  n’est pas agonistique, il est altruiste, cherche à montrer un coté positif, à s’attacher l’autre par la vertu, le bien. Le résultat n’est point garanti,

 [3]إذا أنتَ أكْرَمتَ الكَريمَ مَلَكْتَهُ        وإن أنتَ أكرمت اللئيم تمرّدا
L’acte généreux  est indépendant de son effet.

4)   Le don exige une force, celle de risquer et de supporter la misère. Combat donc il y a, négativité il y a, mais tout entiers intérieurs : vaincre la peur du manque actuel et futur, faire fi d’eux et les accepter comme éventualité.

             Dans la dialectique hégélienne suivante, celle à proprement parler du maître et du serviteur, la peur, le service et le travail rendent le serviteur maître du maître. La peur par l’unité qu’elle donne au serviteur alors que le maître reste éparpillé dans les plaisirs et les commandes, le service par la maîtrise des choses qu’il procure, le travail  par la consistance donnée à la conscience de soi dans les choses. Mais c’est toujours des négativités onéreuses ou hargneuses alors qu’il y a une telle superbe, une telle magie dans la munificence.

          En évoquant la générosité, Mutanabbî saisit au bond un trait commun à toute la poésie, à toute la culture arabe. Il serait intéressant de voir ses effets dans une société close et dans une autre mondialisée.

       Merci de votre générosité !



[1] Texte prononcé chez Selim Mouzannar, le 5/7/2016.

[2] Mais aussi l’épreuve, le péril, la menace. 
[3] Autre vers de Mutanabbî : Généreux avec le généreux, tu te l’appropries, généreux avec le fielleux, il se cabre !