Axel Honneth: Le Droit
de la liberté, Esquisse d’une éthicité démocratique, traduit de l’allemand
par Frédéric Joly et Pierre Rusch, Gallimard, 2015, 600pp.
Axel Honneth : Ce
que social veut dire, I. Le Déchirement du social. II. Les
Pathologies de la raison, Traduits de l’allemand par Pierre Rusch, Gallimard, 2013 et 2015, 346 et 400 pp.
Axel Honneth est, avec Jürgen Habermas qui l’a dirigé et
auquel il a succédé à l’Institut de recherche sociale de Francfort sur le Main,
le représentant le plus illustre de la deuxième génération de l’Ecole de
Francfort. Né en 1949 à Essen, il cherche à relancer la Théorie critique
par une voie hégélienne. La lutte pour la
reconnaissance paraît en 1992 en Allemagne (traductions française en 2000, arabe en 2016 due à
Georges Kattoura et publiée par Al Maktaba achcharqiyya). Honneth prend acte du
passage opéré d’une conscience unique dominante dans la philosophie
prékantienne et kantienne à une raison qui se construit dans la communication
et le dialogue et des implications morales d’une telle ouverture. Les questions
pratiques ne relèvent plus de la seule autonomie du sujet transcendantal, mais sont susceptibles de prétendre à la validité sous couvert de la
réfutabilité de leurs contenus particuliers et sans tomber dans le relativisme
moral.
Dans un monde où « l’homme n’est
homme que parmi les hommes » (Fichte), la
reconnaissance pour Honneth, agit comme un concept à la fois empirique et normatif. Le penseur la définit comme l’acte performatif par lequel des individus, des sujets et
des groupes ancrés dans un monde social vécu se font confirmer par les autres leurs capacités et qualités morales. Cette reconnaissance,
dont Hegel a donné le modèle dans la dialectique du maître et du serviteur (Phénoménologie
de l’esprit, 1807), ne peut naître que d’une lutte comprise non pas en
termes de sauvegarde biologique ou d’intérêts
matériels, mais comme un processus d’approbation par l’autre de sa propre
identité morale.
Dans
la lignée du même Hegel distinguant au sein de « l’esprit objectif »
les sphères de la famille, de la société civile et de l’État, Honneth établit trois
modes principaux de reconnaissance réciproque : la reconnaissance
amoureuse, la reconnaissance juridique, la reconnaissance culturelle. Il
affirme les trouver dans le monde social vécu des sociétés modernes parvenues,
suit à un processus historique, à différencier
les sphères d’activité sociale. Chacun de ces modes de reconnaissance a son
vecteur, définit un rapport authentique
à soi et le déni de reconnaissance qui lui correspond. Ces 3 modes entrent en
rapports dialectiques ce qui permet à Honneth de parler de « paliers de
reconnaissance » et de chercher à définir une éthique politique de cet
acte performatif, une éthique qui à la fois tient compte des apports des divers
chercheurs contemporains en psychologie et dans les sciences sociales… et de
les discuter.
La collection « NRF essais » vient de publier trois
ouvrages d’Axel Honneth. Ils sont d’inégale importance, mais les deux premiers
tracent une excellente voie pour la compréhension de Le Droit de la liberté,
un écrit philosophique majeur des premières décennies du XXIème siècle paru en
Allemagne en 2011. Le déchirement du social destiné au lecteur français
réunit, outre des études sur Kant, Fichte et Hegel, des textes portant pour la
plupart sur des penseurs français de Lévi-Strauss à Bourdieu avec Rousseau et
Bergson en filigrane. Echelonnés sur 25 ans, ils mettent en relief l’évolution théorique
de Honneth. Ses hypothèses s’enrichissent dans leur confrontation avec des
penseurs qui développent « une logique de l’échec nécessaire de
l’interaction humaine » (Sartre) ou mettent en lumière « le potentiel
de créativité inépuisable » du sujet et du langage (Castoriadis), pour ne
retenir que 2 exemples. Les pathologies de la raison renouent avec la première génération de
l’Ecole de Francfort (Adorno), Walter Benjamin… et débattent avec la psychanalyse et la théorie de la justice. A travers un long
dédale, Honneth cherche à montrer qu’à la différence des classifications morales
qui parlent d’ « aliénation », de « réification »,
d’ « exploitation » et de « discrimination » pour
qualifier les sociétés modernes, la lutte pour la reconnaissance est à la
fois l’indicateur d’une pathologie sociale et l’indice d’une injustice. La
« reconstruction normative » cherchera à suivre l’intrication de ce
qui a longtemps paru s’exclure : la réalisation de l’individu d’un coté, la
répartition équitable des libertés de l’autre.
Le
nouveau grand opus de Honneth Le droit de la liberté (Das Recht
der Freiheit) porte en sous titre Esquisse d’une éthicité
démocratique. Il reprend donc une
idée chère à l’auteur, celle d’une forme de vie sociale spécifiquement
moderne capable d’assurer la libre réalisation de chacun sur la base de sa
pleine participation à des relations de reconnaissance. Ne pouvant nous
appesantir sur le détail de cet ouvrage capital, signalons deux de ses apports.
La liberté y occupe la place centrale, prenant le pas sur la reconnaissance et
l’intégrant dans sa dimension « sociale ». La raison en est la conception que les membres des sociétés
post-traditionnelles se sont forgée d’eux-mêmes, et la place fondamentale que
la liberté occupe au milieu des valeurs et concepts constitutifs de l’idée de
modernité. Par ailleurs, les institutions, avec le poids de leur complexité
historique, prennent la place naguère
accordée aux seules relations
interpersonnelles.
Sur ces points et dans ce livre tout en triades (3 parties
et 3 chapitres à l’intérieur de chaque partie), la présence de Hegel est
déterminante. Non pas le Hegel de 1807 qui fait de la lutte pour la
reconnaissance une des figures de la « conscience de soi », mais
celui de La philosophie du droit (1820). Honneth y puise surtout la
thèse d’un couplage systématique entre théorie normative de la justice et
analyse critique des transformations sociales de la modernité. Il se démarque
ainsi d’un courant kantien dont les représentants contemporains seraient Rawls
et Habermas qui définissent de manière a priori des principes
normatifs (celui d’une redistribution équitable des richesses ou d’une
discussion sans contrainte), pour ensuite seulement réfléchir à leur
application dans la réalité sociale. Pour Honneth, une philosophie normative,
tout en portant un diagnostic critique sur son époque, doit pouvoir se donner
les moyens théoriques de cerner au plus près les transformations historiques de
la modernité.
Dans la première partie de l’ouvrage, Honneth trace une
histoire du concept moderne de liberté. Avec Hobbes, la « liberté
négative » consiste à refuser tout assujettissement extérieur; avec
Rousseau et Kant, la « liberté réflexive » cherche à se donner à soi
même sa propre loi ; avec Hegel et le jeune Marx, nous passons à une
« liberté sociale » qui nous sort de la « possibilité de la
liberté » à son « effectivité » : la société doit
fondamentalement être structurée de manière à ce que chaque sujet humain perçoive
dans la réalisation de la liberté de ses congénères l’indispensable condition à
la réalisation de sa propre liberté. La reconnaissance mutuelle est la
condition nécessaire à la réalisation collective des libertés individuelles. Mais
la « liberté négative » et la « liberté réflexive » ne
perdent pas leur importance : elles servent à se démarquer de l’ordre
éthique existant, sans parvenir à la complétude.
La
dernière partie du livre, intitulée « la réalité de la liberté », expose les sphères institutionnelles où
s’incarnent concrètement les formes modernes de la « liberté
sociale ». Elles couvrent trois domaines : les relations
interpersonnelles (amitié, relations intimes,
familles), l’économie de marché (consommation et travail), la formation
démocratique et la volonté collective. Dans la réalité présente, seul le premier
semble donner satisfaction à travers l’évolution de la famille et la
« démocratisation » des relations interpersonnelles. Sur le plan
économique, la concurrence individuelle l’emporte sur la coopération sociale. Au
niveau politique, prédominent « l’apathie » et une logique
d’anomisation et d’atomisation suite principalement à l’assujettissement des
médias de masse au « consumérisme privé ».
La « reconstruction
normative » ne peut imposer à l’histoire son cours. Elle peut en souligner
les pratiques et soutenir les luttes pour la réalisation d'une société plus libre et imbue plus profondément de valeurs éthiques.
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