Sous la direction Dima de
Clerck, Carla Eddé, Naila Kaidbey, Souad Slim: 1860, Histoires et mémoires
d’un conflit, Presses de l’IFPO, USJ, UOB, Beyrouth-Damas, 2015, 488pp.
« Nous n’avons pas encore trouvé un récit critique qui
fonde le dépassement de la mémoire des guerres » écrit le regretté
Sulayman Takkieddine (disparu en 2015 et dédicataire de l’ouvrage) dans un
texte court et percutant publié en conclusion de cette savante publication qui regroupe les actes, en 3 langues, d’un
colloque tenu à Beyrouth les 5-7 octobre 2011. Sans doute, aucune instance ne
le détient encore, à supposer que la chose soit possible, mais nous possédons
grâce aux nombreuses contributions réunies, bien des éléments qui aideront à
nous conduire vers un tel dessein.
Il faut saluer d’abord saluer l’idée et le courage de
l’entreprise : affronter les événements majeurs de l’histoire du Liban
contemporain dans leurs contextes régionaux et mondiaux, se pencher sur des
conflits nodaux qui ne cessent d’alimenter la mémoire collective et de la
diviser ou d’être artificiellement occultés, produire de nouveaux témoignages
et confronter des récits de tout bord pour enrichir le panorama et sortir de
ses impasses. L’audace de l’entreprise vient de son dépassement du registre
académique au vécu et au politique. Elle produit des « regards
croisés », des « écritures polyphoniques » quant aux disciplines
et aux affiliations.
L’objectif de la recherche, comme l’indique le titre, n’est
pas seulement la plus grande des Harakât (mouvement), la Haraka
alkubra de 1860, où s’affrontèrent druses et maronites au sud du
Mont Liban et les massacres qui l’ont
accompagnée et suivie au Wadî Altaym et à Damas (elle prit dans cette ville le
nom d’alqawma et altawcha), mais aussi les mémoires de ce
conflit aux époques successives du Liban contemporain et durant ses guerres
comme chez divers acteurs et pour de nouvelles instances (les manuels scolaires,
par exemple). Les actes du colloque se répartissent donc en 3 sections. Dans la
première, « l’événement » est mis en perspective dans les
contextes global, ottoman et interne. A l’époque des Tanzimat (Edits de
1839 et de 1856), l’Empire essayait de se moderniser et de remplacer
l’inégalité des statuts religieux par l’égalité de tous les citoyens. Tentative
qui rejoignait sur un point celle du gouvernement américain d’alors d’abolir la
discrimination raciale formelle et qui a abouti, dans les mêmes années, à la
guerre de sécession. Sur le plan ottoman, le pouvoir central affrontait des
guerres de libération nationale dans ses territoires du Balkan (Rumeli)
et la montée des puissances occidentales enrichies par le capitalisme et
aspirant au colonialisme. Dans ce contexte de faiblesse structurelle, les
réformes internes rencontraient des difficultés et exacerbaient des tensions
(Makdisi, Deringil, Haddad). Sur le plan proprement interne, la poussée
démographique maronite, la nouvelle condition économique et éducationnelle des
chrétiens, le statut inusité de l’église, le rôle et la politique hardis tenus
par les conseillers des émirs…tout donnait aux druses l’image d’ « une
réalité insultante et humiliante » (Nayil Abou Chakra). Le statut de la
propriété n’échappe pas au changement (Abdallah Saïd).
La deuxième partie livre essentiellement des témoignages sur
l’époque, les violences, les acteurs(Kaidbey), leur politique. Des archives
jusque là inexplorées (celles des patriarcats maronite et grec-orthodoxe
(Abiyouness, S. Slim), des documents disséminés chez des particuliers druses…),
des manuscrits (al-Mallah, Rassi, Massouh), des ouvrages nouvellement parus (G.
Khoury) sont mis à contribution. Ils étendent la toile à de nouveaux
protagonistes : les chiites de la région de Baalbeck, de Jbeil et de Bilâd
Bichâra, les bédouins, les kurdes…Ils battent en brèche le monolithisme des
communautés et autres intervenants : les musulmans du quartier de Mîdane à
Damas, contrairement aux assaillants de Salhiyyé, ont protégé les
chrétiens ; les fonctionnaires ottomans n’eurent pas une attitude conforme ;
les maronites se sont accusés de trahison ; des villages mixtes de la
Montagne ont continué le vivre en commun ; les intérêts divergents des
notables l’emportaient souvent sur ceux de la communauté ; les druses du
Djebel qui ont eu un rôle notoire dans les massacres hors de leur territoire n’ont
pas touché aux chrétiens du leur ; la concurrence des produits européens a
détérioré la situation de tout le petit peuple de Damas, musulman comme
chrétien.
La troisième section est essentiellement consacrée aux
mémoires collectives de l’événement. Outre des études circonscrites à des
hommes, des dates et des secteurs (Abou Rjeili, Jalloul, Abi Fadel, Ghannam), nous
trouvons des contributions sur les modes d’indemnisation des victimes après les
violences, destructions, pillages et sur la place nouvelle que prend le droit
international humanitaire (Herren) .
En guise de conclusion, nous avons droit à 2 synthèses
magistrales. La première de Dima de Clerck sur les représentations des Harakât
chez les druses et les maronites jusque dans la guerre du Liban (1975-1990)
et ses suites. La seconde de Bernard Heyberger pour mettre en perspective
l’ensemble du débat et pour l’ouvrir à de nouvelles perspectives.
1860 forme-t-elle une césure dans un vécu permanent ?
Nous avons peut être exagéré l’importance de ses événements, comme le suggère Makdisi
en invoquant les nettoyages ethniques qui eurent lieu au même moment dans les
Balkans et autour de la Caspienne. Dans l’actualité morose où nous vivons aujourd’hui, nous y
décelons, malgré des variantes importantes, les compromis, compromissions,
intérêts étriqués, pillages…où nous ne cessons de vivre.
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