John Le Carré: Le
tunnel aux pigeons, Histoires de ma vie, traduit de l’anglais par Isabelle
Perrin, Seuil, 2016, 368 pp.
A
l’instar du M. Arkadin d’Orson Welles, David Cornwell alias John Le Carré
envoie des détectives fouiller dans son passé et celui des siens. « Je suis un menteur, leur expliquai-je.
Né dans le mensonge, éduqué dans le mensonge, formé au mensonge par un Service
dont c’est la raison d’être, rompu au mensonge par mon métier d’écrivain. En
tant qu’auteur de fiction, j’invente des versions de moi-même, jamais la vérité
vraie, si tant est qu’elle existe. » Ce texte figure dans l’un des derniers chapitres
du livre consacré à la vie de l’auteur, et
où il nous a averti d’emblée que sur certaines questions intimes, il ne veut
jamais écrire. N’est-il pas donc légitime de se demander si le cours des
événements rapportés est une longue mystification ou une opération d’exfiltration
littéraire ?
Comment
sortir du paradoxe du menteur ? Ce qui plaide pour l’opposé des aveux
précédents pris dans leur globalité, c’est
la distance mise entre l’écrivain et les événements, le regard critique et
digne posé sur les hommes, l’humour dont
il est fait preuve à l’égard de soi. C’est aussi et surtout la hauteur morale
et politique à laquelle Le Carré ne cesse de s’élever dans ses récits et
analyses et qui s’est manifestée, de plus en plus, dans ses romans. Des angles
ont pu être arrondis ou exagérés, des ajouts et des manques figurer, une vision
singulière parfois se donner libre cours, le témoignage n’en reste pas moins
probe et probant. L’auteur a évidemment veillé à produire une œuvre attachante
et celle-ci n’en a pas moins ses exigences. « L’espionnage et la littérature marchent de pair. Tous deux exigent un œil
prompt à repérer le potentiel transgressif des hommes et les multiples routes
qui mènent à la trahison ». En deçà des activités adultes, « la
tromperie et l’esquive » sont déjà dans l’enfance comme
« armes », en tout cas le furent dans la sienne. En filigrane de
l’autobiographie, on trouve un art poétique ou l’inverse.
David Cornwell naît en 1931. A 25 ans, il fait
partie du MI5, le service intérieur du renseignement
britannique dont la principale activité est, au milieu des années 1950,
d’espionner un parti communiste sur le déclin et d’en « cimenter »
les membres par ses informateurs, écrit-il ironiquement. Il reconnaît avoir eu
en les supérieurs du Five les plus exigeants et les plus pertinents des
éditeurs avec en marge de ses rapports : « redondant »,
« supprimer », « justifier », « sens ? »…En
1961, il passe au MI6 (renseignements extérieurs), où sont démasqués, l’année
même, George Blake (des centaines d’agents trahis et d’opérations grillées
avant leur lancement) puis peu après Kim Philby, espion russe depuis 1937, et
ancien patron du contre-espionnage du Service. Nommé diplomate à Bonn, capitale
de l’Allemagne fédérale et y passant 3 ans à sillonner le pays tout entier, il
est sévère pour les années Adenauer (1949-1963) qui ont laissé les survivants
plus ou moins impliqués dans la politique hitlérienne dans les postes de
l’administration et du renseignement, mais avoue que ses prédictions pour un
virage plus à droite de la RFA ont été démentis. Les Allemands auront connu, en
une même génération, le nazisme et le communisme.
En 1963, son roman L’Espion
qui venait du froid signé John Le Carré le propulse sur le devant de la
scène. Il devient un « transfuge littéraire » sur les pas de Graham
Greene qu’il admire et respecte et qui, dans ses « vaines »
tentatives pour conjuguer communisme et catholicisme, fut toujours loyal à son
ami Philby. Quand votre mission dans la vie est de gagner des
traîtres à votre cause, vous ne pouvez vous
plaindre quand votre ami a été recruté, affirme l’auteur. Les agences de renseignement devraient-elles se réjouir des déserteurs qui
auraient été traîtres s’ils n’avaient pas écrit ? Pour Le Carré, la mission est de
« sonder l’âme d’une nation » à travers ses services secrets.
Richard Burton dans L'Espion qui venait du froid de Martin Ritt |
Le
Service lui en voulut de décrire ses agents dans L’Espion comme des brutes,
des assassins et des incompétents. Mais
il s’en trouva un haut gradé pour qualifier l’opération mise en marche dans le
roman « de la seule… d’agent double qui ait jamais marché ». Rendant
visite au siège du renseignement en Bavière 10 ans après la réunification de
l’Allemagne, Le Carré note que tous les services d’espionnage se créent une
mythologie mais que les Britanniques demeurent champions en la matière.
Le Tunnel aux pigeons est principalement tissé d’anecdotes suaves, bien choisies, ancrées dans
leurs contextes, narrées avec humour et commentées avec bon sens, hauteur,
sobriété et finesse. Elles jettent des lumières sur les divers milieux et les
diverses personnalités fréquentés ou
simplement croisés. Le
diplomate, l’espion, l’écrivain, l’auteur porté au cinéma, l’enfant, le fils,
le collégien produisent tous leurs souvenirs. Le Beyrouth du début des années
1980 a droit à 4 chapitres et l’on assiste à un nouvel an avec Arafat et à une
nuit pittoresque à l’hôtel Commodore. Le « sublime et imprévisible » Richard
Burton, le « vaillant et amer » Martin Ritt, Alec Guinness avec ses
fines observations et « sa franche camaraderie », Stanley Kubrick et
ses manies font l’objet d’esquisses judicieuses. Les personnes, institutions,
agglomérations du vaste monde, là où le romancier a puisé ses héros et ses
atmosphères, sont montrées. Parmi les anecdotes les plus amusantes, celles où le prestigieux auteur est invité
par les grands de la politique pour impressionner et où il découvre qu’il n’est
ni repéré ni connu ; celles aussi où le journaliste qui l’interroge ne l’a
pas lu ou le considère comme un écrivain de second ordre, mais tient à son avis
sur son premier tapuscrit.
John Le Carré et Alec Guinness interprète de Smiley |
Les
histoires ne sont pas relatées dans l’ordre chronologique, mais la
narration révèle, par sa séduction, une maestria somptueuse. Le portrait du
père, fictionnel dans Un pur espion (1986), est gardé pour la fin.
« Un escroc de haut vol doué du terrible don d’inspirer l’amour aux hommes
comme aux femmes ». Là est peut-être la clef de la vie et de l’œuvre, s’il
en est une.
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