Jean Starobinski: La Beauté
du monde, La littérature et les arts, Edition établie sous la direction de
Martin Rueff, Quarto Gallimard, 1344 pp, 2016.
Starobinski
réclame, comme Baudelaire, « la difficile alliance de la singularité
passionnelle et de l’élargissement de la vue »
Jean
Starobinski est-il « le plus
grand critique littéraire de la langue française au XXe siècle » comme
l’écrit le directeur du présent ouvrage Martin
Rueff, poète
et penseur ? Sans prétendre à l’érudition nécessaire pour confirmer ou
infirmer une telle affirmation, nous pouvons dire que les nombreuses études de
ce livre volumineux, opera loin d’être minora puisqu’elles
épousent la forme rituelle de la majorité des écrits de l’auteur, ne peuvent
qu’induire dans ce sens, tant ils sont instructifs et profonds.
Starobinski est né à
Genève en 1920 de parents juifs polonais. Il eut, sur les traces paternelles, une
double vocation, celle de médecin-psychiatre
et de critique écrivain, fréquentant 2 universités, mêlant 2 carrières. Celui auquel
Eugenio Montale aurait consacré un poème l’appelant Il Ginevrino (le
genevois) fréquente alors Marcel Raymond, Albert Béguin…Durant la guerre, la
venue de P. J. Jouve, son salon où critique, poésie, musique se rejoignent dans
l’amitié et l’intensité de la parole, ainsi que la multiplication de
publications et de maisons d’éditions françaises bénéficiant de l’expression
libre et échappant au fascisme font de la cité suisse un fervent foyer
culturel. La configuration d’une École de Genève se perpétuant de Thibaudet à
nos jours est loin d’être un mirage. « Un homme se définit, entre autres,
par l’espace des amitiés dont il est entouré. C’est par là qu’il marque sa
différence, sa solidarité. »
Pierre-Jean Jouve |
Dans
le domaine médical, Starobinski s’illustre par sa recherche critique et
clinique sur la mélancolie, élargissant le domaine étudié et remettant
constamment en question la discipline par la philosophie, la psychanalyse, la Daseinsanalyse,
la littérature …Partant d’Hippocrate et de Démocrite, il traverse Burton
et Freud pour parvenir à l’expression artistique dans l’œuvre de Madame de
Staël, Baudelaire, Jouve. Si le terme a survécu tout au long des siècles, ses
significations changent ainsi que les pratiques dans lesquelles il s’insère.
Dans le domaine des lettres et des arts, Starobinski instruit principalement l’histoire
des Lumières. Il renouvelle sans fin la connaissance de Rousseau (tout
en étendant sa réflexion à Montesquieu et Diderot) et se donne pour tâche de
«déchiffrer le rapport complexe d’un art en cours de libération et d’une
réflexion exigeante qui cherche à le comprendre, à le guider, à l’inspirer… Ce
siècle [le XVIIIème] se voulait libre pour la chasse au bonheur comme pour la
conquête de la vérité. Libertins et libertaires. » (L’Invention de la
liberté, 1700-1789, 1964) Cette mission, il la mène dans les lieux mêmes de
l’invention : l’expérience de l’espace, le style rocaille, la fête, les
prisons de Piranèse où la liberté finit par se nier…
La centaine d’études (1946-2010)
réunies dans La Beauté du monde se nourrit des
deux veines mais naît de sujets propres : ce n’est ni tout à fait le
même auteur, ni tout à fait un autre. Elle couvre un vaste domaine
littéraire qui va d’Homère à Kafka, Celan et Jaccottet et lui adjoint deux
autres : la peinture et la musique, « Regarder » et « Écouter ».
Dans l’article « Guardi, Tiepolo, Sade », par exemple, Mozart et
ses opéras sont les invités de marque ; dans un autre, l’attachement à
Alban Berg et Mahler est montré chez Jouve et Bonnefoy. Le critique donne un
rôle prééminent à la poésie, ce qui est non fréquent chez ses collègues de la
deuxième moitié du XXème siècle.
Son auteur de prédilection est évidemment Baudelaire
qui a défini « le principe de la poésie » comme « l’aspiration
humaine vers une beauté supérieure » ; elle surpasserait l’opposition
de la passion et de la raison, de la beauté et de la vérité. L’unité et
l’originalité de l’œuvre entier, poésie et prose, sont mises à jour. Quinze
études lui sont ici consacrées, une approche fragmentaire mais continuelle. Non
seulement Starobinski approfondit la connaissance de Baudelaire, le poursuit à
travers brouillons et champs, complète ou contredit des commentaires célèbres
dont il a été l’objet (W. Benjamin, Lévi-Strauss et Jakobson…), mais il fait
siennes ses approches critiques, prolongeant sa quête dans d’autres domaines
esthétiques, particulièrement la peinture et la musique. « La critique,
tel qu’il (C. B.) la souhaite, sera un rameau de l’art même ; il réclame
la difficile alliance de la singularité passionnelle et de l’élargissement de
la vue. »
BAUDELAIRE |
Remettant
la main sur « Les chats », Starobinski poursuit le thème du
félin domestique dans d’autres poèmes des Fleurs du mal, en repère les
incidences psychologiques (l’intimité avec la mère) puis les mène jusqu’aux
commentaires sur l’art de Delacroix (« c’est l’infini dans le
fini ») et de Wagner (« la sensation de l’espace étendu jusqu’aux
dernières limites concevables »). Dans l’étude du poème « Je n’ai
pas oublié », il est heureux de signaler « que ce texte échappe à
la désertification qu’introduirait le souci exclusif de l’autoréférence ».
La tentative d’énumérer tous les enrichissements
de l’œuvre de Starobinski (très bien
présentée et située dans ce volume Quarto) est sans doute superflue tant ils
sont nombreux sur le plan conceptuel (« la relation critique »,
« l’œil vivant ») comme dans les bonheurs de l’écriture, simple et
dense, et des textes, frais et innovateurs. Et comme on est ravi de retrouver
nos affinités dans les siennes.
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