Luc Ferry: Kant, une lecture des trois “critiques”,
coll. «Collège de philosophie», Grasset, 2006, 375p.
A peine fermée la parenthèse
de ministre de l’éducation nationale (2002-2004), Luc Ferry commet deux
ouvrages qui s’inscrivent dans la droite ligne et l’approfondissement de son activité
de pensée antérieure. D’une part, un Apprendre à vivre, Traité de
philosophie à l’usage des jeunes générations (Plon), une excellente incitation
à assumer son destin par l’exercice libre de la philosophie et d’autre part,
une monographie consacrée à Kant (Grasset), dont il est le co-traducteur des
Œuvres à La Pléiade et qui lui
sert de caution et de référence :
« peut-être le plus grand d’entre tous ». Plus d’une affinité relient
les deux livres. Le second prolonge les visées du premier : « Il est impossible d'entrer vraiment dans la philosophie si
l'on ne prend pas le temps de comprendre en profondeur un philosophe.» Les vertus pédagogiques de l’un et de l’autre sont
patentes. Le philosophe de Königsberg ouvre, par ailleurs, la modernité a-cosmique
et a-religieuse dans laquelle Ferry cherche à penser : l’ordre du monde
n’est plus donné, il est à construire ; la nature n’est pas bonne en soi
et les hommes doivent édifier par leur liberté un « Règne des fins »
autonome.
Qu’importe
que le livre sur Kant reprenne et restructure
plusieurs passages des oeuvres antérieures
de Ferry en leur ajoutant des développements inédits, l’essentiel est son
propos : une « initiation » (Einleitung) à un philosophe
majeur, voir à un « moment » déterminant de la philosophie
occidentale. Celle-ci consiste à proposer au lecteur un ensemble de fils
conducteurs pour pénétrer dans l’oeuvre, y puiser des idées
« géniales » et l’aider à penser par lui-même.
L’ouvrage
se divise en trois parties. La première et la plus longue introduit à la
lecture des trois Critiques. Occupant la moitié du livre, elle s’attelle
à une tâche « modeste et laborieuse », l’explication et la
rend prenante non seulement en la sauvant de l’écueil des lieux communs mais
par la maîtrise des problèmes, la clarté de l’énoncé, les comparaisons et
tableaux historiques, voire le recours à des exemples volontiers anachroniques.
Il n’est pas exagéré de suivre l’auteur dans son affirmation qu’un lecteur non
spécialiste peut, moyennant un certain effort
intellectuel, entrer par cette voie dans le domaine kantien.
Cette
première partie de l’ouvrage trouve son complément dans la troisième et dernière :
une vue d’ensemble du système de Kant, ce qu’il nomme l’Architectonique,
et juge aussi achevé et indépassable que Hegel le sien. A la suite d’autres (Rousset, Cohen,
Heidegger…) envers lesquels il reconnaît sa dette, Ferry essaie d’articuler les
2 parties de la philosophie de Kant (systèmes de la nature et de la liberté)
avec ses 3 Critiques et ses 4 questions (Que puis-je savoir ? Que
dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que
l’homme ?) Suit en second volet un chapitre final où pour saisir le
rapport entre Droit et Histoire dans la pensée politique de Kant, l’auteur part
des réflexions de ce dernier sur la Révolution française. Démêlant les prises
de position des divers philosophes idéalistes allemands, il montre
l’attachement de Kant, et du vieux Hegel, aux résultats de la Révolution
qui souleva partout l’enthousiasme tout en condamnant sans réserve son processus
« rempli de misères et d’atrocités ».
Entre
les 2 parties explicatives et éclairantes du livre s’intercale une
partie interprétative consacrée à « la chose en soi »
(distincte du phénomène senti et pensé) que Kant estimait être le problème le plus
difficile de toute la philosophie moderne. Pour être les plus ardues de
l’ouvrage, ces pages n’en proposent pas moins une lecture de la cohérence de la
première critique.
Un
professeur de philosophie ne peut que se réjouir de la parution d’un ouvrage
qui embrasse avec une telle maîtrise et une telle clarté l’ensemble de la
pensée kantienne. Il est heureux non seulement pour ses étudiants mais pour
lui-même : désormais, il peut énoncer avec une plus grande facilité la
théorie du schématisme, mieux saisir comment l’éthique kantienne se déduit
littéralement de l’anthropologie de Rousseau, expliquer d’une manière simple
l’accord libre et imprévisible de l’imagination et de l’entendement dans l’art,
méditer sereinement « l’élargissement de l’objet » qu’opère
« l’esprit » en établissant des rapprochements entre éléments
éloignés et différents et qui correspond aussi, Kant dixit, à un
« élargissement du sujet »…Il peut certes regretter telle ou telle
lacune, rester sur sa faim sur une question insuffisamment approfondie ou non
convaincante, mais le bilan est globalement positif et Luc Ferry en consacrant
à Kant un tel ouvrage répudie définitivement les accusations de
« divertisseur », de « médiatique essayiste » …portées
contre lui.
Plus
loin encore : en appuyant sa philosophie, c'est-à-dire sa quête humaniste
et démocratique d’un « salut sans Dieu », sur la notion de
« pensée élargie » élaborée, pour le champ de l’art, dans la Critique
du jugement (« penser en se mettant à la place de tout autre »),
Ferry se retrouve avec d’autres (Habermas, Rawls) dans la postérité de cette
idée. Mais il donne par là une assise judicieuse à sa réflexion et puise dans la créativité incessante de la pensée de Kant.
1/2/2007
1 comment:
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