Paul Audierne: Passage
à travers le décor, Bada’e’, Beyrouth, 2016, 244pp.
La naissance d’une maison d’édition à l’ère de la crise du
livre est un acte de courage et de confiance. Il demande à être salué ainsi que
son maître d’œuvre, notre ami Chibli Mallat dont le patronyme apparaît comme
propriétaire d’un immeuble voisin de la colonne Vendôme dans le roman de Paul Audierne.
L’auteur publié réitère-t-il une tradition des peintres de la Renaissance ?
Foin des suppositions et appuyons le choix judicieux de l’éditeur.
Le récit relate les 6 journées de 2 personnages, le
narrateur Henri Heim et son ami Paul Crochet. Le choix des dates est perspicace
puisqu’on va du mercredi, en pleine semaine de travail, au lundi « jour de
la vérité » en passant par un week-end riche en péripéties. Le tout dans
un Paris hivernal et mondialisé. Les 2 hommes sont liés depuis l’école primaire
de Lyon et exercent des fonctions proches au ministère de la justice, le second
administrateur civil, le premier attaché principal d’administration centrale (APAC
donc, acronyme « entre ‘apache’ et ‘attaque’, ‘sorte de plancton’
nécessaire à ‘l’écosystème’ des administrateurs et magistrats). « Nous nous
parlions sans parures ou peintures de guerre, même si Paul avait parfois la
tentation de ressortir le petit sceptre d’énarque qu’il gardait dans la manche
lorsque l’échange tournait à son désavantage ». Ils sont sous la garde des
Sceaux dont la fonction s’est enrichie de la sauvegarde des libertés
fondamentales et des droits de l’homme. Leurs tropismes les mènent à d’autres
champs d’élection. Henri est peintre depuis sa fenêtre et vit avec son chat
noir Blanchette, Paul est l’auteur de Jardins secrets, ouvrage publié à
compte d’auteur et dont « l’érotisme floral avait le goût du navet. »
Les réminiscences ne manquent jamais à notre lecture :
nous sommes tantôt dans Rear Window de Hitchcock, tantôt dans l’Ulysse de Joyce, tantôt dans une œuvre de Le Carré centrée sur une supercherie (avec
un assassinat suicide), tantôt dans le fait divers et le vaudeville, tantôt
dans un Céline féroce éreintant la vie quotidienne, tantôt dans un Tchékov
juxtaposant banal et tragique, …Mais
surtout nous jouissons d’une veine rabelaisienne et nous sommes mis face aux Hommes de Justice de Honoré Daumier réinstallés au XXIème
siècle. Non pas le monde des tribunaux et de l’avocature, mais celui des
commissions aux noms et sigles barbares et ridicules (DGRHEEP pour la direction
générale des ressources humaines, de l’efficience, de l’expertise et de la
performance, OSTRAJUS (‘une sauce, un légume ?’), le progiciel Pénélope,
la mission Artémis…) et qui brillent par leur inefficacité, leur logomachie, le
temps et les énergies qu’elles font perdre. Elles fabriquent des
« écureuils » qui « pédalent avec passion dans la roue »,
des dépressifs et servent aux ambitieux pour gravir l’échelle.
Dans ces institutions, comme dans leur
famille, nos héros sont « à double fond ». D’une part, le ‘décor’, la
‘scène, le ‘personnage de fiction’ ; d’autre part, la vérité, le
prétendant à l’amour et à la création… «Mais ce monde clandestin ne
communiquait pas avec la scène. Faute de pouvoir émerger…il demeurait à peine
plus qu’un fantasme. » Pour être trop intellectuel, le titre couvre bien les aventures et mésaventures du livre : Passage à travers le décor.
Audierne se donne à cœur joie au ludisme du verbe. Son
vocabulaire est riche. Ses personnages ont des noms tordants : Lehardi, Pantalucci, Gegenberg,
Karim Achouche, Blase, Derage-Gagnon…la mère libanaise du narrateur s’appelle
Waha. Le jeu de mots est partout, les phrases bien martelées : « Le
suicide [d’une fonctionnaire] redonnait à chacun un peu d’entrain, pour ne pas
dire un peu de vie. » Les pages regorgent de réflexions sur divers
sujets : le droit d’aînesse, le vaudeville, la pingrerie (« le
spectacle de la pingrerie, surtout quand elle est honteuse, a quelque chose
d’obscène… »), l’amour propre, l’amitié («seule l’amitié libère de soi-
même, autant dire de tout »)…
Mais outre la description hilarante de
l’administration judiciaire, ce qui donne au roman son tonus et sa richesse, c’est
la description de la vie parisienne et l’art consommé de construire des
conversations. Nous ne cessons d’assister à des scènes rituelles (déjeuner à la
cantine, vernissage…) et surtout nous sommes perpétuellement en train de
traverser Paris en métro, en bus, à pied. Chaque moyen de locomotion est sujet
à des descriptions où l’observation et le fantasme se mêlent, où la drôlerie,
la méchanceté et la justesse font cause commune. Les conversations, leurs sous
entendus, leur dit et leur non dit, leurs stratégies sont menés avec maestria.
En dépit d’un intellectualisme
omniprésent, quelques longueurs et l’étroitesse sociale du milieu décrit,
l’ouvrage est libérateur et mérite le plus large lectorat.
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