Marcel Duchamp: Jeune homme dans un train |
Antoine Douaihy: ’Akhiru Al-’arâdî, riwâya (La fin des terres, roman), Dar al- Mourad-
Ad dâr al ‘arabiyya lil ‘ouloum nachiroun, 2017, 191
pp.
On sort toujours ravi d’une œuvre d’Antoine Douaihy, ravi et élevé; c’est un
monde de pudeur, de hauteur, de gentillesse, de désintérêt, de pureté,
d’harmonie, de beauté, de douceur. Le mal, l’irrecevable ne sont pas ignorés,
ils sont signalés et élégamment écartés. Le beau et le
bien, même assiégés d’interrogations et d’incertitudes, sont
conciliés. Menacées, défigurées, ignorées, la nature et la culture
demeurent les points de repère du salut humain, à préserver et à affirmer.
De l’écriture seule dépend la rédemption individuelle et le "livre
absolu" est le but suprême.
Dans le plus récent de ses ouvrages, ’Akhiru Al-’arâdî, les fidélités de Douaihy trouvent un enjeu de
taille : la mort. Elles gardent face à elle leur
plénitude, parviennent à l’amadouer par le dessin même du récit,
l’arabesque des histoires, l’élévation humaine et poétique. On n’est pas
loin quant au contenu de La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï, de certaines œuvres de Jünger et de Gracq quant à la forme.
The Lady vanishes, a intitulé un de ses premiers films Alfred Hitchcock. Le point de départ
ici est similaire. Pourquoi Clara qui vit avec le narrateur depuis 3 ans,
a-t-elle disparu et ne s’est pas rendue à leur rendez vous habituel dans un
salon de thé ? Elle a 22 ans et étudie l’histoire de l’art, il en a
30 et se spécialise en musique médiévale et comparée. Elle est française, n’a
qu’une amie, vit loin de ses parents. Il vient du rivage oriental de la
Méditerranée. Pourquoi, comment, où a-t-elle disparu ? L’enquête est
une triple quête des raisons, des trajets, des territoires. Elle est prétexte à
voyages, méditations, observations, souvenirs, rêves... L’aller
retour hebdomadaire du narrateur en train de « la cité de
la Seine » à La Fin-des-Terres, Soulac-sur-Mer (Médoc), villégiature où Clara a passé
une partie de son enfance et dont elle disait qu’on l’y retrouverait si on
la perdait un jour, est toujours vain mais constitue
le vecteur majeur du récit.
En frayant le chemin de l’intérieur, des propos
échangés, des souvenirs fragmentaires, la recherche se laisse envahir
par la mort, ses « récits », ses « choses ». Non la
mort de soi comme totalité, mais celle de l’autre devant soi,
« scandaleuse », « terrible », « étrange » :
« Comment celui qui voit l’instant de la mort peut-il rester
lui-même ? » La mort saisie non dans ses dimensions
métaphysique, religieuse, ou sa vérité essentielle, mais dans sa
manifestation sensible, sa visibilité physique, son leurre. Nous
sommes aux environs d’une phénoménologie poétique prospectant les divers
modes d’apparaître d’un fait « irrationnel, non naturel » et surtout «irréel », car
le disparu n’interrompt pas sa présence dans ce monde, mais la continue d’une
manière autre.
Le narrateur, tout autant pénétré de « l’esprit de la terre » que
de « l’élixir de l’éternité » reste central tout au long du
livre avec ses méditations, ses hypothèses, ses
illuminations (al-lahazâtt almoudâ’a)…Sa psychologie ne serait pas loin de la parapsychologie n’eût
été les affinités, les liens « invisibles » présumés entre le
poétique et le réel. Mais pour pénétrer le mystère de Clara ou le
secret qui la porte, de multiples histoires viennent s’incruster dans le
récit. Elles développent ce que Jean-Yves Tadié dans son Le Récit poétique (1978) appelle « un système d'échos, de
reprises, de contrastes » de l’intrigue centrale: le scandale de la
mort et la survie intramondaine. Ces histoires, cousues à la trame
prééminente, venues de régions et de moments divers dans la vie des
personnages, nouent le narratif au poétique et au réflexif, multiplient la mort
et ses théâtres, attachent le lecteur et rendent captive sa lecture.
La mort
ne semble elle même que la manifestation particulière d'un effet plus vaste, la
séparation: séparation de la patrie, de la mère, d'une nature originelle
défigurée, trahison amoureuse conduisant à une mort ou née d'elle, repli des
individus sur eux-mêmes suite à la décadence fatale de l'Occident, refus de se
séparer de sa figure et de la voir enfermée dans un portrait, abandon collectif
d'un legs culturel à portée de quelques pas et sis parmi les îlots de la vie
active...Le temps lui-même est questionné, scindé en temps intérieur et
extérieur, déplié dans ses secrets et surprises.
Dans le récit poétique auquel appartient de plain pied cette riwâya, il est de coutume que le narrateur dévore ses personnages. On accorde
donc à Antoine Douaihi de découper dans l’univers son aire propre, de la fonder
essentiellement dans la culture historique et naturelle, de donner ses propres
appellations à des lieux renommés. Je reste seulement gêné par deux choses:
l’auteur qualifie trop son monde intérieur (« riche », « profond »...)
alors que souvent il le déroule et aurait dû se contenter de l’offrir, laissant
au lecteur la liberté d’apprécier et de juger; le côté Prophète de Gibran que revêt le narrateur avec ses interlocuteurs qui ne font
souvent que l’écouter d’une oreille docile et pieuse.
Nous trouvons dans La Fin des terres un monde de
rêves (au moins 4, développés et brutaux) inhabituel pour l'auteur. Il
mérite par sa profusion un examen attentif qui ne peut trouver ici sa place. Restons sur
ces 2 figures de la séparation et de l'extrême présence que sont La Pietà vaticane de Michel Ange
et L’extase de Sainte Thérèse du
Bernin. "Laquelle des deux as-tu le plus aimé à Rome?" demande
un homme étrange au narrateur. A nous peut être non d’attendre la réponse,
mais de l’élaborer.
No comments:
Post a Comment