Dorian Astor (direction): Dictionnaire
Nietzsche, Bouquins Robert Laffont, 2017, 992 pp.
« Il n’est aucun mot
du langage employé par Nietzsche dont il ne se soit emparé pour lui conférer un
sens singulier ou l’inscrire dans une constellation inédite »
On ne se lasse pas de lire dans ce dictionnaire sérieux, à
peine a-t-on terminé un article qu’une entrée, inattendue ou alléchante, vous
accroche. Nietzsche y est certes pour l’essentiel, mais les approches, aussi
enrichissantes que rigoureuses et bien conduites, sont là pour compléter vos
connaissances ou les améliorer, pour corriger bien des idées reçues, pour
approfondir une bonne part des questions, sinon toutes, et surtout pour déplier
l’homme, le philosophe, l’écrivain… en ses multiples sinuosités ouvrant
toujours sur lui et à partir de lui de généreuses perspectives. Disons le
d’emblée : l’ouvrage a retenu les leçons du penseur et a réussi à les
illustrer, les prolonger, les lui retourner.
Ce dictionnaire de près de mille pages regroupe plus de
quatre cents entrées rédigées par plus de trente auteurs « parmi les
meilleurs spécialistes internationaux des études nietzschéennes », des Français
surtout, mais aussi des Italiens, des Allemands, des Britanniques, des Brésiliens,
des Canadiens…De style et d’horizons différents, aucun ne semble manquer de ce que l’auteur d’Ecce
Homo appelle « cet art du filigrane » et « ce doigté pour
les nuances ». Les entrées sont diverses. On y trouve tous les livres de Nietzsche
restitués dans leurs contextes, comparés et pertinemment saisis. On
n’ose nommer compléments, en raison de leur importance, les articles sur les Nachlass,
fragments posthumes formés de carnets et feuilles éparses couvrant une période
allant de l’enfance à l’effondrement mental (Janvier 1889) et non intégrés dans
les précédents, journal intime et laboratoire d’une vie intellectuelle en
fermentation permanente avec ses rythmes, ses rencontres, ses ruptures; ceux
sur l’histoire éditoriale mouvementée des œuvres depuis celle de 1892-1913 « tronquée
et falsifiée » par sa sœur Elisabeth Förster-Nietzsche, en particulier le
volume intitulé La Volonté de puissance (1901), jusqu’à celle qui se poursuit de Colli et
Montinari (après leur disparition), enrichie de plus de 1500 pages de fragments
inédits, et qui a résolu de façon définitive le problème de la compilation arbitraire
et systématique 1conçue à partir d’un des innombrables plans esquissés
par le philosophe, en replaçant les textes dans leur ordre chronologique et
contextuel ; ceux sur sa Bibliothèque (20 000 pages annotées ou
soulignées).
A coté des œuvres, on trouvera parmi les noms communs, les
concepts nietzschéens majeurs (VP, Eternel retour, Nihilisme, Surhumain, Dernier
homme, Dieu est mort, Généalogie, Tragique,
Valeur…), ceux plus traditionnels de la
philosophie (Concept, Causalité, Erreur, Liberté…) de l’histoire et de la politique (Révolution
française, libéralisme, socialisme), de la psychologie (Mémoire et oubli, Pulsion,
Pudeur, Joie …), des sciences, de
l’esthétique (Musique, style, danse), du droit, de la vie quotidienne, des
métaphores… « Il n’est aucun mot du langage employé par Nietzsche
dont il ne se soit emparé pour lui conférer un sens singulier ou l’inscrire
dans une constellation inédite », écrit Dorian Astor. Les noms propres regroupent
de nombreuses catégories : les contemporains proches ou lointains, parents,
amis ou adversaires ; les philosophes (des présocratiques à Hegel en
passant par Spinoza, Leibnitz, Kant [a-t-il lu une de ses œuvres ?!],
Emerson), législateurs religieux (Moïse, Paul de Tarse, Luther), artistes (Tragiques grecs, Pindare, Bach,
Mozart, Beethoven, Hölderlin, Stendhal, Baudelaire…), politiques (Frédéric II,
Napoléon, Bismarck)… cela pour ne pas mentionner les figures, mythiques ou
réelles, qui jouent un rôle capital et permanent dans sa pensée, positif ou
négatif, ou se renversant et que Deleuze a appelés des
« personnages conceptuels » : Wagner, Schopenhauer, Socrate, Jésus,
Voltaire, Goethe, Dionysos, Ariane, Carmen…Aux
précédents, le Dictionnaire a voulu adjoindre la postériorité de
Nietzsche, ceux qui lui ont consacré les ouvrages les plus importants
(Heidegger, Fink, Deleuze, Granier…), ceux dont l’œuvre dialogue peu ou prou, avec
la sienne (Bergson, Psychanalyse, Lukács, Jaspers, W. Benjamin, Ecole de
Francfort, Foucault, Derrida…) Cette séparation n’est évidemment pas
hermétique : l’article Heidegger (signé F. de Salies) montre que ce
dernier s’approprie Nietzsche avant d’affirmer avoir été « fichu en
l’air » par lui : « Véritables frères ennemis de la philosophie,
ils partagent un antiplatonisme et un athéisme féroces, sont tous deux
critiques de cette modernité tout enorgueillie d’elle-même à laquelle ils
entendent opposer une manière de penser autrement… »
On trouve aussi, dans la catégorie des noms propres, des
« lieux conceptuels » : Gênes, Turin, Sils-Maria, Nice,
Bayreuth, Venise… Avec d’autres entrées comme Musique de Nietzsche, Poésie…ou
celles consacrées à Lou, Paul Rée, Overbeck, Cosima…nous approchons mieux l’intimité de l’individu et décryptons
sensuellement son itinéraire intellectuel.
Enumérer les précisions, révisions, liens, nuances, qu’un lecteur familier de
l’œuvre de Nietzsche tire de ce Dictionnaire plaiderait déjà pour sa nécessaire et
continuelle consultation. Son principal apport demeure ailleurs. Il est dans la
fidélité à l’élaboration d’une « toile d’araignée », métaphore chère
(avec le « labyrinthe »), pour caractériser la connaissance chez Nietzsche. Elle est capable tout à la fois de refuser
« la volonté de système [qui] est un manque d’intégrité », et de
retenir la rigueur, « la prudence, la patience, la finesse ».
Abandonner la vérité pour l’interprétation, tout en défendant le perspectivisme
contre le subjectivisme, le relativisme, la facilité, l’immoralisme brutal, est une gageure rendue seulement possible par l’attachement
à des principes philologiques et philosophiques. « Nietzsche ne prétend
pas révéler ‘l’essence’ de la réalité, ni dévoiler la ‘vérité’ à son sujet…elle
est la construction philologique d’une lecture -non pas la seule possible, mais
peut-être la plus rigoureuse et la plus probe- dont la pertinence est soumise à
un ensemble de contre-épreuves et de vérifications à mener. » (P. Wotling)
Les parcours du Dictionnaire, intense et rigoureux,
demeurent d’un indéniable entrain. La conception du philosophe « médecin
de la culture », soucieux de favoriser l’épanouissement et
l’intensification de la vie humaine, n’y est certainement pas étrangère.
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