Jacques Derrida: La vie
la mort, Séminaire (1975-1976), Seuil, Bibliothèque Derrida, 2019, 380pp.
Le séminaire La vie la mort donné par Jacques Derrida en 1975-1976 à
l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm est, selon ses éditrices P.-A.
Brault et P. Kamuf, l’un des plus féconds du professeur. L’absence de et
(ou de est) entre les deux
termes cherche à éviter l’opposition, la juxtaposition ou l’identification et
vise à penser la vie-la mort en vertu d’une logique qui ne poserait pas la mort
comme l’opposé de la vie et serait sans doute plus proche d’une topique. En 14
séances, Derrida lit plus ou moins « activement » de larges extraits,
paraphrase, commente, explicite « trivialement », durcit et surtout déconstruit des textes
appartenant à plusieurs disciplines de la philosophie à la génétique
contemporaine et à la psychanalyse. Le trajet est de trois boucles en
lacet : Procédant d’une explication avec un texte de Nietzsche, il
s’engage d’abord dans une problématique
« moderne » où il discute les assertions plus ou moins nouvelles de
la « science » et de la « philosophie » de « la vie » ;
il revient à Nietzche pour une explication avec la lecture qu’en fait Heidegger;
enfin il relit méticuleusement Au-delà du principe du plaisir (1920) de
Freud où le maître viennois a introduit par spéculation une pulsion de
mort avec la pulsion de vie. La boucle est « bouclée » par un retour « provisoire »
à Nietzsche où les auditeurs sont confrontés à de nombreux fragments de la
Volonté de puissance, compilation posthume.
Il nous faut signaler que des pages de ce séminaire ont été reprises dans des
publications ultérieures de Derrida: la 2ème séance dans Otobiographies.
L’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre (1984) ; les
4 dernières dans La Carte postale. De
Socrate à Freud et au-delà (1980). L’auteur n’y reprend pas tel quel
l’enseignement oral mais le suit en le réélaborant et en le compliquant. On
peut aussi noter le soin qu’il a pris entretemps à se relire et tenter de résoudre
des questions soulevées et restées initialement en suspens.
En 1970 a paru La Logique du vivant de François Jacob, prix Nobel de
physiologie. Michel Foucault y a vu « la plus remarquable histoire de la
biologie qui ait jamais été écrite. Elle invite aussi à un grand
réapprentissage de la pensée. » Derrida, sans nullement mentionner ce
dernier, cherche à déconstruire les « concepts » de Jacob comme de cette autre autorité de l’époque (et
maître de Foucault) Georges Canguilhem, historien et épistémologue des sciences
de la vie. Pour Jacob, la reproduction est le caractère essentiel du vivant
qu’il distingue de la vie pour écarter l’hypostase. Le concept de
« programme » par lequel il introduit son ouvrage résoudrait bien des
problèmes de la biologie et de l’hérédité en mettant fin à la contradiction entre
finalisme caché et antifinalisme déclaré du biologiste : chaque organisme
a une finalité et l’histoire des organismes est sans fatalité. Le savant affirme
ensuite que l’hérédité « aujourd’hui » se décrit « en termes d’information,
de message et de code ». Selon Derrida, le fait pour Jacob de n’avoir pas réélaboré la notion de programme
et la valeur d’analogie entre génétique et sémiotique, a laissé ceux-ci marqués par une « téléologie
logocentrique » et une « sémantique humaniste ».
Sans pouvoir ou vouloir entrer dans
la complexité des questions débattues, mettons en évidence la critique,
soulevée dans le sillage de Nietzsche et en son nom, de « la frontière rigoureuse
ou rassurante » établie par « les philosophes et épistémologues de la
vie » dans leur champ « entre le conceptuel et le
métaphorique ». Pour eux, la métaphore vient « en l’absence du
concept adéquat » (Canguilhem). Or affirme Derrida, le concept adéquat
manquera toujours et n’est qu’une métaphore étant données les limites incertaines
entre les deux. « Il est étrange de parler de concept adéquat pour
désigner un concept qui a valeur de mobilisation pratique dans le mouvement et
le progrès du savoir. » Quant à penser que l’adéquation est celle d’un
système ou d’un réseau conceptuel à une situation théorique, elle ignore qu’une
adéquation dans un procès de connaissance n’est productrice de savoir que si
elle est inadéquate. La philosophie de la vie a tout intérêt à ne pas ignorer
Nietzsche et à s’interroger sur la métaphoricité de la métaphore et la
conceptualité du concept.
De la première boucle dont nous avons
donné un aperçu partiel, passons au Nietzsche de Heidegger, ensemble de
cours donnés à Fribourg-en- Brisgau à l’heure nazie (1936-1940) et de dissertations écrites en 1940-1946.
Derrida appuie Heidegger pour sa réfutation courageuse et cohérente du
« prétendu biologisme de Nietzsche », vision qui voudrait étendre au tout les
concepts émanés de la région végétale et animale. « Lorsque Nietzsche
conçoit l’étant dans sa totalité et au préalable l’être en tant que ‘vie’, et
qu’il détermine l’homme en particulier en tant que ‘rapace’, ce n’est point
biologiquement qu’il pense, mais métaphysiquement qu’il fonde cette
image apparemment biologique du monde» (Heidegger). Cette interprétation de Nietzsche ne le
« sauve » cependant que pour
le « perdre », l’inscrivant à «la crête la plus aigue » de la métaphysique occidentale, à son
achèvement même, répétant son schéma le plus vigoureux, anticipant avec le
concept unique de Volonté de puissance l’accomplissement de l’âge
moderne. Ce par quoi l’auteur de Zarathoustra se dissocie en son nom
propre de la tradition platonico-aristotélicienne est laissé de côté.
La dernière boucle fait à présent
l’objet d’un ouvrage indépendant. Le mot de la fin y est encore laissé à
Nietzsche : « La volonté de puissance aspire donc à trouver des
résistances, de la douleur. Il y a une volonté de souffrir au fond de toute vie
organique. » Vie et mort ne cessent d’échanger leurs secrets et leur
évidences.
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