Marie-Pierre Ulloa: Le
Nouveau rêve américain, Du Maghreb à la Californie, Préface de Farhad
Khosrokhavar, CNRS Editions, 2019, 384pp.
Le livre que vient de consacrer Marie-Pierre Ulloa aux diasporas
du Maghreb (Marocains, Algériens, Tunisiens) installées à la Silicon Valley est
l’abrégé synthétique d’une thèse, mais offre de nombreux attraits pour nous et nos
lecteurs. Il permet d’interroger notre migration à la lumière d’une autre ;
il examine les stratégies de la langue française usitée par des Arabes en pays
anglophone ; il aborde dans une perspective dynamique la question de l’identité
si controversée aujourd’hui. A cela il faut ajouter la variété des angles d’approche
abordés ethnique, culturel, linguistique, religieux, politique, sexuel… et
l’aspect prenant d’un ouvrage qui sait se présenter non en
« travail aride de sociologie » mais en « roman d’aventure de
Maghrébins venus en Californie » selon F. Khosrokhavar dans sa préface
dense et exhaustive.
A la base de l’enquête, effectuée de 2011 à 2015, 121
entretiens avec 92 Maghrébins résidant en Californie, certains des serial
migrants (ayant vécu durablement en 3 pays ou plus), la plupart en rapport
permanent avec leur pays d’origine. Ils viennent de 3 Etats en passant
majoritairement et plus ou moins longuement
par la France (et parfois le Canada)…Ils sont arabes ou berbères,
musulmans ou juifs, femmes et hommes, gays ou transsexuels, descendants de moudjahidin
ou de harkis…Ils narrent les péripéties de leur existence, leur adaptation,
l’invention d’une nouvelle forme d’identité, celle de Maghrébins de Californie.
Ils vivent à l’extrême occident des Etats Unis entre San Francisco, la Silicon
Valley, Los Angeles et San Diego… Cette région leur rappelle les pays
méditerranéens d’où ils viennent. Elle a surtout en propre d’adjoindre au rêve
américain de liberté et de prospérité l’avant-garde des techniques de pointe
universelles. Ce qui en fait un lieu de mobilités internationales et
d’attraction d’élites françaises.
La présence démographique maghrébine en Californie est
inférieure en nombre à celle des communautés iranienne, égyptienne ou
libanaise. Elle est moins ancienne que les vagues arabes venues aux Etats Unis
du Machreq. Celles des Libanais, Syriens, Egyptiens ont commencé dans les
années 1880 et se perpétuent. La vague
d’immigration maghrébine date d’après 1965. Les Algériens en ont connu deux:
une génération a été envoyée par les autorités avec l’objectif d’obtenir un
diplôme et de rentrer au pays, mais le retour ne s’est rarement concrétisé; la
seconde est venue dans les années 1990 pour fuir la fitna sanglante. Ces
2 générations, dont la seconde désenchantée, présentent des caractéristiques
distinctes : « elles n’ont ni le même état d’esprit sur le pouvoir
algérien, ni le même rapport à l’ancienne puissance coloniale, ni la même
attitude envers la religion et ‘l’arabité’ ». Les migrants du Machreq ont
donc plusieurs longueurs d’avance en termes d’intégration. Leurs communautés forment
le plus fort contingent d’arabes en Amérique et les groupes les plus influents.
Pour de nombreux maghrébins, ils méprisent
« notre » arabe (en raison des nombreux termes
empruntés au français) et mettent en question « notre » authenticité
(en raison de l’appartenance berbère).
L’enquête essentiellement « qualitative » de
l’auteure montre une diaspora
« ambitieuse, travailleuse et polyglotte » : chauffeurs de taxi,
maîtres boulangers, propriétaires de boutique, entrepreneurs, restaurateurs,
ingénieurs, universitaires, médecins…Les différentes classes sociales sont habitées
toutes par l’ambition du rêve américain, celle de parents pour donner à leurs
enfants un destin meilleur et plus intégré.
La langue française, comme les sentiments portés à la
France, occupe une place importante dans l’étude, vu les usages patents qu’en
font les Maghrébins. Elle permet aux migrants des 3 anciens pays colonisés de
communiquer entre eux au-delà des parlers propres à chaque contrée et de se
distinguer des autres maghrébins (Libyens et Mauritaniens). Ils voient en elle
un atout qui les rehausse aux yeux des Américains. Elle leur permet d’investir
des métiers (boulangerie, restauration, enseignement…) où la « frenchness »
est affichée. Preuve cette enseigne d’un maghrébin montrant « un boulanger chic portant
toque et chaussures Richelieu qui allie luxe à la française, air de titi
parisien et touche artisanale stéréotypée de la baguette sous le bras. »
Kateb Yacine a dit du français qu’il est un « butin de guerre ». La
« langue déterritorialisée et minoritaire », loin du ressentiment et
du malaise identitaire, gomme la touche « guerre » pour bénéficier du
« butin ». Envers la France, des sentiments « complexes et
contradictoires » s’intriquent. Le ressentiment à l’égard de la vie de
banlieue peut persister, mais s’accompagne de reconnaissance pour les études
gratuites, de nostalgie de la sécurité sociale… Une certaine « culpabilité »
pour avoir quitté la France peut même poindre. Mais l’« espace
triangulaire » C-F-M ne cesse de se
redessiner.
Les marqueurs culturels transmis à travers 2 ou 3
générations de maghrébins en Californie sont nombreux. A leur tête on trouve la
cuisine et certains interdits alimentaires. Le couscous n’est pas seulement un
plat mais un lieu d’hospitalité et un fait social total. La passion pour
le football se perpétue. Le décor de l’espace domestique, avec la présence
ubiquiste de la Khamsa (main de Fatma) et des réminiscences méditerranéennes,
sert de toile de fond. L’usage d’une ou de plusieurs langues, l’islam
« plus ethnique que religieux pour la plupart », des cadres
associatifs tracent une « hyphenated
identity » (identité à trait d’union : afro-american…)
Dans les limites configurées par l’étude, l’intégration
des Maghrébins, musulmans ou juifs, en Californie est globalement réussie.
« Ils épousent les valeurs américaines et californiennes : l’esprit
d’entreprise, la prise de risque, l’ambition de réussite professionnelle et
sociale, le progrès social et l’ouverture aux autres. Ils conjuguent
affirmation de leurs différences ethniques et sentiment d’appartenance à la
nation américaine, à la ‘ communauté des citoyens’ ». On l’estime
plus réussie que celle des minorités noires ou hispaniques et on les compte
dans le groupe majoritaire des blancs dits « caucasiens ». Le Maghrébin
est plus éduqué que l’Américain moyen et
le californien moyen, a un revenu médian supérieur…Leur propre récit fait part
d’une meilleure intégration en Californie
qu’en France, mais la comparaison est difficile vu le caractère
démographique « massif » d’une migration et « anecdotique » de l’autre. Dans
tous les cas, leur islam cherche à être une « religion américaine », pas
de ségrégation à leur égard en Californie et pas de minorité radicalisée en
leurs rangs.
L’extrême occident n’a pas réussi à unifier les immigrants
maghrébins : musulmans et juifs se tournent le dos surtout en raison du
conflit palestinien, pas de mariages mixtes, pas de couscous commun. Les harkis
sont encore tenus à distance… S’ils ne rencontrent pas des résistances locales,
ils doivent faire face à des aléas collectifs comme les pratiques et discours
de Donald Trump. Les réseaux sociaux leur offrent des armes nouvelles mais
elles sont à double tranchant. Les printemps arabes leur ont donné une
nouvelle fierté.
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