Michael Walzer, Astrid Von
Busekist: Penser la justice, Entretiens, Traduit de l’anglais, Albin
Michel, itinéraires du savoir, 2020, 368pp.
Les contributions de l’américain Michael Walzer et du
canadien Charles Taylor à la théorie politique ont beaucoup enrichi les débats
philosophiques, éthiques et culturels des dernières décennies du XXème siècle
mais demeurent insuffisamment connues dans la richesse de leurs détails et
ramifications. La parution du long dialogue entre le premier et Astrid von
Busekist, professeure de théorie politique à Science-Po Paris, offre une
occasion de cerner d’abord l’homme Walzer (né en 1935), ensuite une œuvre
complexe qui ne s’est pas seulement élaborée dans les livres majeurs, mais dans
une multitude d’articles, de polémiques et de combats.
Charles Taylor |
L’érudition de l’interlocutrice –traductrice est sans
failles, ses notes instructives et complètes, ses interrogations pertinentes,
sa patience infinie. On peut seulement regretter que les questions soient parfois
plus longues que les réponses, que certaines voies du plan aillent du
secondaire au principal, que des points importants de la doctrine n’aient pas
été suffisamment développés…Mais le bilan de l’ouvrage est largement positif et
ce long dialogue ne nous fait pas seulement mieux connaître l’itinéraire du
penseur, les concepts majeurs de sa pensée et certaines de leurs incidences,
mais esquisse une histoire détaillée de la vie politique et culturelle aux
Etats Unis depuis les années 1950.
Busekist résume ainsi son interlocuteur :
« intellectuel juif, américain mais universel ». L’appartenance juive
de Walzer est affirmée et distanciée à la fois. Il l’expose dans son
ascendance, sa vie, sa carrière qui commence à Brandeis « université
juive » avant de le conduire à Harvard et à Princeton. Son nom reste
associé à Dissent, « magazine juif » où confluent le mouvement
des droits civiques et la lutte contre la guerre du Vietnam ; il le
rejoint en 1954 peu après sa fondation et
en est coéditeur pendant 30 ans. L’évoquant, il brosse un tableau nuancé de l’unité de style
de ses rédacteurs faite surtout d’ «utopisme sceptique » et
d’ «ironie juive ». Si l’identité première de Walzer ne pose pas
problème et se révèle même enrichissante dans sa tentative de déduire des
prophètes bibliques une éthique de la justice, son sionisme précoce, continuel
ne peut qu’indigner un arabe attaché aux droits des habitants originels de la
Palestine. Walzer est contre l’annexion de la Cisjordanie, pour un Etat palestinien indépendant. Sa
pensée le pousse à toujours défendre les civils contre les militaires dans
leurs pratiques agressives. Mais d’opposer la guerre du Vietnam comme guerre
américaine injuste à la guerre des six jours comme guerre israélienne juste (Guerres justes et injustes, 1977) et
bien des débats sur l’utilisation des drones ne peuvent que susciter malaise, résistance et refus.
John Rawls |
En affichant sa méthodologie, Walzer fait preuve de
sincérité, d’honnêteté, de courage. Il
ne se dit pas philosophe, avoue ne pas être
«un penseur systématique ». Son « engagement de
chercheur » prolonge son
« engagement politique » : un « libéral de gauche » ou
un « nationaliste libéral » porté
pour l’égalité dans les sociétés et pour leurs droits au milieu des nations.
Aucun de ses livres n’est de « haute théorie », sa conceptualisation
sociale se fonde plus « sur un travail empirique » que sur des
spéculations « du type Hegel-Locke ». Il n’a pas lu la Critique de
Kant, n’a fait que « batailler » (ironiquement) avec la Phénoménologie
de Hegel. Sa démonstration ne recherche pas un fondement de l’éthique. Elle
repose sur l’idée de « vulnérabilité humaine » : ne pas
agresser, ne pas tuer de civils, ne pas torturer. Quant à son
anglais, il est fidèle aux enseignements d’Orwell : «Ecrire dans une prose accessible à
l’homme moderne ».
La théorie politique et morale de Walzer se distingue des
courants philosophiques prégnants dans la deuxième moitié du XXe siècle. A la
différence de John Rawls (Théorie de la Justice, 1971) dont il partage
la volonté de produire une philosophie engagée, mais dont la démarche est
analytique, constructiviste, universaliste, Walzer essaie de comprendre le
fonctionnement des sociétés, de prendre des exemples historiques et non
hypothétiques, d’être plus « interprète » qu’ «inventeur ».
Lors de la parution de Sphères de justice, Une défense du pluralisme et de
l’égalité (1983), les rawlsiens le considèrent comme un apostat. La
philosophie « postmoderne » française lui demeure étrangère :
chez Foucault, l’appel à la « résistance » de chaque micro-point du
système disciplinaire aboutit, selon lui, à une « profonde
irresponsabilité » et interdit une politique de gauche. L’opposition de
Foucault à l’Etat libéral et démocratique et à la protection de
l’Etat-providence creuse entre les 2 penseurs un fossé insurmontable. Si on
retrouve enfin entre lui et les partisans de Leo Strauss (1899-1973) certaines
affinités philosophiques (critique du relativisme moral et de la dissociation
entre éthique et politique, marques de la modernité), leur conservatisme, leur
élitisme et la place qu’ils réservent aux Anciens l’en séparent.
LEO STRAUSS |
Contrairement
à l’Ecole de Francfort dont il aime certains écrits, il pense que la critique
sociale ne requiert pas une Théorie critique. Il admire Charles Taylor (Sources
of the self, 1989) et pense comme lui que la société libérale ne vit pas
seulement de besoins et d’intérêts, mais commande un ensemble de croyances
communes ou largement partagées.
AXEL HONNETH (Francfort): Desaccord cordial mais profond |
Walzer insiste sur l’appartenance à la communauté
politique comme « bien social » et la considère comme bien premier qu’il
s’agit de distribuer de manière équitable. Elle est toujours déjà-là et
ne dépend pas pas d’un choix. Sur ce soubassement, il développe trois
idées : elle est la condition même de l’existence d’une communauté
politique ; le territoire est l’abri ou le « refuge » de la
communauté ; la justice sociale n’est possible qu’au sein d’une communauté
de valeurs et de significations partagées. A partir de ce noyau se pose une multitude de
problèmes. Celui des frontières d’abord. Elles sont indispensables pour
protéger la culture partagée par la communauté nationale : « Vous ne
pouvez avoir de social-démocratie ou d’Etat-providence sans frontières ».
Mais elles doivent être justes ou tendre à l’être. Par ailleurs, la générosité
doit prévaloir dans l’accord de l’appartenance à ses demandeurs ensuite
(immigrés).
Les idées résumées plus haut ne suffisent pas à faire
connaître la pensée de Walzer. Encore moins à montrer son utilité pour nos
sociétés. Mais on pressent sa dimension universaliste et son aptitude à
éclairer.
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