Toufic Youssef Aouad: Dans
les meules de Beyrouth (Tawâhîn Bayrût), roman traduit de l’arabe
(Liban) par Fifi Abou Dib, Sindbad/ L’ORIENT DES LIVRES, 2012, 300pp.
Il en aura fallu du temps pour que le roman de Toufic
Youssef Aouad (1911-1989), Tawahîn Bayrût commencé en 1969 et paru en
1972 puisse être lu en français. Dès 1974, il a été choisi par l’UNESCO comme
« œuvre représentative » et désigné comme tel pour être traduit en
diverses langues. Il le sera en anglais, en allemand, en russe et en espagnol
(1992), mais pas dans la langue de Molière. La présente édition, programmée en
2009 dans le cadre de Beyrouth Capitale Mondiale du Livre, voit aujourd’hui le
jour. Mais d’avoir tardé à paraître n’ôte rien à l’intérêt et au plaisir de
lire un roman qui a su saisir ce qu’avaient de prémonitoires les années qui
précédèrent les guerres du Liban (1975-1990) et de voir comment un maître de la
fiction pouvait déceler en leur tourmente les repères fondamentaux d’une
situation qui allait gouverner le pays et qui, en dépit de bien des
changements, ne cesse de le faire.
Aouad a touché à tous les genres : chroniques de
presse, poésie, théâtre, mémoires…Mais son maître domaine est la fiction en ses
deux aspects : les nouvelles et le roman. A l’âge de 25 et de 26 ans, il
publie 2 recueils qui par le réalisme audacieux, la simplicité du style et
l’art de la narration sont si novateurs qu’ils deviennent en quelques années
des classiques du genre. Pas un écolier du Liban à ne pas se souvenir des
frustrations du « garçonnet boiteux »
(Al-Sabî al-a’raj, 1936) ou de l’aimante mère du « tricot de
laine » (Qamîs al-sûf, 1937), les 2 nouvelles qui donnent leur
titre aux livres. Ceux d’entre eux que passionnèrent les prototypes
découvrirent dans chaque ouvrage un texte inhabituel par sa relation de la vie
sexuelle et qui montrait la modernité d’un auteur dont l’écriture ne s’est pas
dissociée de toute vision moralisatrice.
En 1939, Aouad s’attaque au registre romanesque et publie Al-Raghîf
(La Galette de pain). A la veille d’un nouveau conflit mondial, il
prend par les cornes une des périodes les plus cruciales de l’histoire du Mont
Liban : la guerre de 1914. Il réussit à y rendre l’atmosphère suffocante
d’oppression et de famine et le lot de malheurs qui accablent alors la Montagne.
C’est sans doute son flair historique pour les époques essentielles et
critiques qui le conduit, alors qu’il a embrassé la carrière diplomatique
depuis 1946 et vit le plus souvent à l’étranger, à faire de l’actualité libanaise
le sujet de son second roman, ces Tawahîn pour lesquels il semble avoir
choisi lui-même le correspondant français de Meules pour insister sur
l’effet d’écrasement et de broiement de la nouvelle Babylone qu’est, en cette
fin des années 1960, la capitale libanaise.
Beyrouth - où s’édifie dans les luttes l’Université
libanaise, où le quartier Hamra prospère et présente les mirages d’une vie
nouvelle et d’une modernité flamboyante - attire à elle tous les jeunes du
pays. Tamima y vient de l’extrême sud et Hani du Metn nord. Ils sont là pour
leurs études, veulent s’arracher à leur enracinement rural et sont épris de
liberté et d’idéaux. Ils souhaitent surtout que leur vie leur appartienne.
Issus de deux communautés différentes, ils ont à affronter « le retour au
refrain chrétien/musulman », les mœurs ancestrales, les contraintes du
manque d’argent, la cupidité, l’opportunisme des politiques, les entorses
permanentes à la loi… A l’heure où l’on parle de libération sexuelle, c’est une
atmosphère lourde d’érotisme malsain qui prévaut dans les divers milieux
intellectuels et notables. Et le moment est surtout à l’intrusion de la
Résistance palestinienne dans la vie quotidienne avec son flot de violences et
de dissensions sur arrière fond
d’agressions israéliennes. Aouad réussit le pari de tenir l’attention en
haleine tout au long de sa fiction et d’y glisser des événements réels. Il incarne
par des personnages nombreux et singularisés les multiples facettes d’un monde
déchainé.
La traduction de notre collègue Fifi Abou Dib donne au
roman une fluidité en français qui n’est pas loin d’égaler l’original arabe, ce
qui n’est pas peu dire. Les années passées depuis la parution du roman en 1972
lui sont elles mêmes bénéfiques car elles permettent de saisir l’ampleur du
travail narratif et de la vision d’ensemble au détriment de détails sur
lesquels alors on ergotait.
Toile du peintre libanais Rafic Charaf.
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