Les philosophes islamiques « n’ont pas été philosophes malgré l’islam, mais à
partir de lui, avec lui et en lui. »
Christian Jambet: Qu’est-ce
que la philosophie islamique? Folio essais Gallimard, 2011, 472 pp.
Qu’est-ce que… ? La question est platonicienne,
voire socratique. Cherchant à saisir une essence générale (le courage, la
justice, la philosophie…), elle est inopinée pour un secteur bien délimité
encore que la collection Folio-essais en
ait fait un leitmotiv : Qu’est-ce que la philosophie antique ? signé
Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie américaine ? de Stanley
Cavell… Dans ces deux ouvrages, l’histoire ou la géographie cernaient l’objet
et facilitaient la tâche. Ici, Christian Jambet, dans la voie ouverte par son maître Henry Corbin (1903-1978) sur l’itinéraire intellectuel duquel
il revient, mais plus radicalement sans doute, ne peut, en cherchant à lier deux entités hétérogènes ou
antinomiques l’islam et la philosophie, que construire un concept propre à inscrire
son tracé et ses frontières propres dans le temps, l’espace, les langues
(l’arabe et le persan) et les cultures.
La
philosophie, héritage grec des Arabes qui l’ont portée et transmise à
l’Occident médiéval, recourt principalement aux concepts et se déploie dans des
chaînes discursives. L’islam est une « religion nourrie de symboles,
d’histoire sainte, d’annonces apocalyptiques, de commandements et de conseils
spirituels ». Comment donc interroger une synthèse qui soit tout ensemble et
paradoxalement « philosophie islamique»?
D’emblée,
la thèse de Jambet s’oppose à celle de Hegel sur la question ainsi qu’à son
« image inversée », celle de Renan dans sa conférence
« L’islamisme et la science » (1883). Pour l’auteur de La
Phénoménologie de l’Esprit, la philosophie « arabe » n’est que la
perpétuation du néoplatonisme alexandrin en terre d’islam ; de là son
« peu d’intérêt », sa différence de « style » et non de
contenu avec ce qui l’a précédée, et son
seul « intérêt historique » dans la transmission de la pensée
d’Aristote. Avec le dépassement de la scolastique par la philosophie moderne,
la page médiévale musulmane, juive ou chrétienne est tournée. Hegel en
contemporain de Goethe fait, par contre, de la poésie et de l’art de l’islam un
moment de « l’Esprit absolu ».
Renan
salue les philosophes arabes des traducteurs de Bagdad à Averroès, place Fârâbî
et Avicenne « au rang des penseurs les plus complets qui aient
existé », loue les grands Andalous pour avoir été à des hauteurs inconnues
depuis l’antiquité, mais pour finir par affirmer que « l’élément vraiment
fécond » fut en ce domaine le legs grec. Ainsi, alors que pour Hegel,
l’islam est plus intéressant que ses philosophes et, n’ayant pas besoin de
passer de la « représentation » au « concept », a produit
une culture pérenne incapable de faire naître une nouvelle figure de la
liberté, pour Renan la victoire de l’entendement philosophique des Arabes sur
la religion fut de courte durée.
Le
concept de « philosophie islamique » ou mieux d’ « islam
philosophique » cherche à lier pensée discursive et univers religieux, à repérer le travail de la
première dans l’horizon du second. Du coup, cette philosophie ne se limite ni à
la période qui va du IXe au XIIe siècle, d’al-Kindi à Averroès, ni à un contenu
arrêté, l’exercice de la logique, de la physique et de la métaphysique dans le
sillage d’Aristote. Dans sa pratique, elle ne renie ni l’héritage grec ni son
rôle éducateur : « Sans les Grecs, sans les catégories et modes de
vie qu’ils ont conçus, il n’y aurait pas une page de philosophie
islamique. » Mais ces catégories et ces modes s’intègrent dans la version
musulmane de la profession de foi monothéiste (al-shahada et sourate al-ikhlas
112 :1-4) et cherchent à lui donner un sens philosophique. Les
penseurs dont il est question « n’ont pas été philosophes malgré l’islam, écrit Jambet, mais à partir de lui, avec lui et en lui. »
Bien que le but avoué de l’auteur ne
soit pas de faire une nouvelle histoire, mais de régénérer la réflexion, il aboutit
à un tracé nouveau qui fait parvenir cette sagesse islamique jusqu’à nous, le
dernier philosophe cité étant l’iranien Mulla Hâdî Sabzavârî (1797-1878) qui
introduit dans son manuel d’enseignement les questions de l’existence et de la
connaissance dans les conflits doctrinaux éprouvés. De l’âge de la falsafa où prédominent
l’activité logicienne et la fondation de la politique authentique dans la
métaphysique, on passe à celui d’al-da’wa (convocation ou
appel) ismaïlienne qui puise son enseignement initiatique dans le néoplatonisme
en insistant sur ses aspects mystiques. Une nouvelle forme de la philosophie
intervient avec al-Ishrâq (illumination) et son maître al-Suhrawardî (1154-1191)
qui tente une synthèse de la prophétologie islamique et des sagesses grecque et
iranienne. La falsafa est affirmée dépassée pour une Hikma, science animée par
la question de l’être. Avec « le plus grand des maîtres », Ibn ‘Arabî
(1165-1240), naît une doctrine dont
l’impact est immense dans le sunnisme et le shi’isme duodécimain. Al-‘arif , utilisé naguère par
Avicenne pour désigner le philosophe accompli, devient l’homme intégral ou
parfait, typifié dans la forme métaphysique de l’homme prophétique. Enfin, avec
Mîr Dâmâd (m. 1631) et surtout Mullâ Sadrâ Shirâzî (m. 1641), l’irfan, sagesse et science
intégrale, tente la synthèse des moments précédents et élève la philosophie au
rang de savoir absolu.
La lecture de l’ouvrage de Jambet est
endurante en raison de son immense érudition, des termes techniques (enthymème,
sotériologie, docétisme…), de la densité du propos, de la variété des questions abordées, de la
force des thèses… Mais l’enrichissement qu’on y gagne est immense sur de
nombreux plans, ancien et moderne, et concernant toutes les religions et bien
des sagesses.
Illustration: Mawlânâ Djalâl ad-Dîn ar-Rûmî (1207-1263), poète et mystique. Metropolitan Museum,
Illustration: Mawlânâ Djalâl ad-Dîn ar-Rûmî (1207-1263), poète et mystique. Metropolitan Museum,
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