Thursday, 4 October 2012

CHRISTIAN JAMBET ET LA NOUVELLE CONFIGURATION DE LA PHILOSOPHIE ISLAMIQUE


Les philosophes islamiques « n’ont pas été philosophes malgré l’islammais à partir de lui, avec lui et en lui. »








Christian Jambet: Qu’est-ce que la philosophie islamique? Folio essais Gallimard, 2011, 472 pp.

          Qu’est-ce que… ? La question est platonicienne, voire socratique. Cherchant à saisir une essence générale (le courage, la justice, la philosophie…), elle est inopinée pour un secteur bien délimité encore que  la collection Folio-essais en ait fait un leitmotiv : Qu’est-ce que la philosophie antique ? signé Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie américaine ? de Stanley Cavell… Dans ces deux ouvrages, l’histoire ou la géographie cernaient l’objet et facilitaient la tâche. Ici, Christian Jambet, dans la voie ouverte par son maître Henry Corbin (1903-1978) sur l’itinéraire intellectuel duquel il revient, mais plus radicalement sans doute, ne peut, en cherchant  à lier deux entités hétérogènes ou antinomiques l’islam et la philosophie, que construire un concept propre à inscrire son tracé et ses frontières propres dans le temps, l’espace, les langues (l’arabe et le persan) et les cultures.
          La philosophie, héritage grec des Arabes qui l’ont portée et transmise à l’Occident médiéval, recourt principalement aux concepts et se déploie dans des chaînes discursives. L’islam est une « religion nourrie de symboles, d’histoire sainte, d’annonces apocalyptiques, de commandements et de conseils spirituels ». Comment donc interroger une synthèse qui soit tout ensemble et paradoxalement  « philosophie islamique»?
          D’emblée, la thèse de Jambet s’oppose à celle de Hegel sur la question ainsi qu’à son « image inversée », celle de Renan dans sa conférence « L’islamisme et la science » (1883). Pour l’auteur de La Phénoménologie de l’Esprit, la philosophie « arabe » n’est que la perpétuation du néoplatonisme alexandrin en terre d’islam ; de là son « peu d’intérêt », sa différence de « style » et non de contenu avec ce qui l’a précédée,  et son seul « intérêt historique » dans la transmission de la pensée d’Aristote. Avec le dépassement de la scolastique par la philosophie moderne, la page médiévale musulmane, juive ou chrétienne est tournée. Hegel en contemporain de Goethe fait, par contre, de la poésie et de l’art de l’islam un moment de « l’Esprit absolu ».
          Renan salue les philosophes arabes des traducteurs de Bagdad à Averroès, place Fârâbî et Avicenne « au rang des penseurs les plus complets  qui aient existé », loue les grands Andalous pour avoir été à des hauteurs inconnues depuis l’antiquité, mais pour finir par affirmer que « l’élément vraiment fécond » fut en ce domaine le legs grec. Ainsi, alors que pour Hegel, l’islam est plus intéressant que ses philosophes et, n’ayant pas besoin de passer de la « représentation » au « concept », a produit une culture pérenne incapable de faire naître une nouvelle figure de la liberté, pour Renan la victoire de l’entendement philosophique des Arabes sur la religion fut de courte durée.
          Le concept de « philosophie islamique »  ou mieux d’ « islam philosophique » cherche à lier pensée discursive et  univers religieux, à repérer le travail de la première dans l’horizon du second. Du coup, cette philosophie ne se limite ni à la période qui va du IXe au XIIe siècle, d’al-Kindi à Averroès, ni à un contenu arrêté, l’exercice de la logique, de la physique et de la métaphysique dans le sillage d’Aristote. Dans sa pratique, elle ne renie ni l’héritage grec ni son rôle éducateur : « Sans les Grecs, sans les catégories et modes de vie qu’ils ont conçus, il n’y aurait pas une page de philosophie islamique. » Mais ces catégories et ces modes s’intègrent dans la version musulmane de la profession de foi monothéiste (al-shahada et sourate al-ikhlas 112 :1-4) et cherchent à lui donner un sens philosophique. Les penseurs dont il est question « n’ont pas été philosophes malgré l’islam, écrit Jambetmais à partir de lui, avec lui et en lui. »
          Bien que le but avoué de l’auteur ne soit pas de faire une nouvelle histoire, mais de régénérer la réflexion, il aboutit à un tracé nouveau qui fait parvenir cette sagesse islamique jusqu’à nous, le dernier philosophe cité étant l’iranien Mulla Hâdî Sabzavârî (1797-1878) qui introduit dans son manuel d’enseignement les questions de l’existence et de la connaissance dans les conflits doctrinaux éprouvés. De l’âge de la falsafa où prédominent l’activité logicienne et la fondation de la politique authentique dans la métaphysique, on passe à celui d’al-da’wa (convocation ou appel) ismaïlienne qui puise son enseignement initiatique dans le néoplatonisme en insistant sur ses aspects mystiques. Une nouvelle forme de la philosophie intervient avec al-Ishrâq (illumination) et son maître al-Suhrawardî (1154-1191) qui tente une synthèse de la prophétologie islamique et des sagesses grecque et iranienne. La falsafa est affirmée dépassée pour une Hikma, science animée par la question de l’être. Avec « le plus grand des maîtres », Ibn ‘Arabî (1165-1240), naît une doctrine  dont l’impact est immense dans le sunnisme et le shi’isme duodécimain. Al-‘arif , utilisé naguère par Avicenne pour désigner le philosophe accompli, devient l’homme intégral ou parfait, typifié dans la forme métaphysique de l’homme prophétique. Enfin, avec Mîr Dâmâd (m. 1631) et surtout Mullâ Sadrâ Shirâzî (m. 1641), l’irfan, sagesse et science intégrale, tente la synthèse des moments précédents et élève la philosophie au rang de savoir absolu.

          La lecture de l’ouvrage de Jambet est endurante en raison de son immense érudition, des termes techniques (enthymème, sotériologie, docétisme…), de la densité du propos,  de la variété des questions abordées, de la force des thèses… Mais l’enrichissement qu’on y gagne est immense sur de nombreux plans, ancien et moderne, et concernant toutes les religions et bien des sagesses.

Illustration: Mawlânâ Djalâl ad-Dîn ar-Rûmî (1207-1263), poète et mystique. Metropolitan Museum,

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