Paul Veyne: Et dans
l’éternité je ne m’ennuierai pas, Souvenirs, Albin Michel, 2014, 268pp.
De son premier livre (Comment on écrit l’histoire,
1971) à son élection au Collège de France (1975), Paul Veyne fut une « intrigue »
de Raymond Aron. Patronage que seule l’ingratitude sut couronner. Cet épisode,
parmi d’autres, révèle les multiples dimensions des Souvenirs de
l’historien né en 1930 et qui a renouvelé la connaissance de la Rome antique,
sinon la pratique de l’histoire. Veyne prenait du temps à terminer sa thèse
quand son introduction s’allongea au point de former un livre. Il voulait l’intituler
« Intrigues dans le sublunaire », pour mettre en relief le concept
proposé pour le monde des hommes à la
place de celui de lois : des scenarii complexes « où se mêlent
conditions matérielles, rôles humains et part du hasard ». L’éditeur
changea le titre et Aron salua l’ouvrage par un compte rendu « très
élogieux, très critique et très long » qui montrait une plus ample maîtrise
de la question. Plus tard il proposa et soutint la candidature de Veyne au Collège.
Mais celui-ci ne le mentionna pas dans sa leçon inaugurale. « Je ne me
sentais aucun atome crochu avec lui…Je reconnais être un ingrat. »
« Exactitude » des faits narrés et des traits du
personnage, anecdotes savoureuses, institutions mises en lumière, miniatures
des périodes historiques vécues, éclairages sur l’œuvre, quelques uns de ses
apports et sur la carrière, portraits d’amis et de collègues, vie personnelle
et intime, tout passe dans ces souvenirs écrits à 84 ans, à l’heure où l’auteur
a « perdu presque tout souvenir » de l’histoire romaine.
L’homme est laid, une rarissime malformation congénitale
relevant en bosse sa joue gauche. Cela ne l’empêchera pas de se marier 3 fois
« comme Cicéron, César et Ovide ». Toute société
« normale » l’ennuie. Il se porte alors à l’érudition qui le conduit
à une carrière professorale faite de tranquillité et à des intrigues qui
renversent les vérités reçues et font choc. D’ascendance dauphinoise par le
père (qui préférait Hitler à Léon Blum) et piémontaise par la mère (il doit à
sa grand-mère d’être un des derniers à
savoir le provençal), il est né à Aix où il enseigna, et passa en
Provence la plus large part de son existence. Malgré son magistère parisien, il
reste un méridional, « un villageois, un rural, un solitaire ».
Veyne ne tait pas ses défauts. Ses infidélités ont ruiné
son premier mariage. Son ingratitude est un trait de caractère récidivant. Il
reste imperméable à la musique malgré des efforts : « au bout d’une
minute d’attention et même de plaisir, je cesse de prêter l’oreille et pense à
autre chose. » Son zèle, plutôt que ses talents, ont conduit ses supérieurs
et pairs à favoriser sa carrière.
Quand notre historien devient membre d’une institution, il
en décrit les mécanismes : l’Ecole Normale Supérieure (« le monastère
laïc de la rue d’Ulm ») (1951), l’Ecole française de Rome (1955-1957), la
faculté d’Aix (1965-1980), le Collège de France… Le statut de l’établissement,
le mode de recrutement des étudiants et enseignants, les activités
essentielles, l’ambiance d’époque, les figures déjà célèbres ou en voie de
l’être…se révèlent ou se laissent deviner. Si, par exemple, les professeurs qui
élisent un nouveau collègue au Collège se méfient des célébrités
(Bourdieu…), c’est moins par jalousie que par « jansénisme » et Mme
de Romilly confie après l’entrée de Barthes : « Si cela continue,
nous allons élire Eddy Merckx ».
Les époques traversées, de l’occupation à
l’après gaullisme, ne manquent pas d’être révélées à partir de l’expérience
personnelle ou d’un schéma théorique de bon sens mais discutable. Les Allemands
ont adhéré à l’hitlérisme par anticommunisme et non par allégeance à
l’idéologie. La masse de la population française n’était pas en 1940-1944 attentiste,
mais impuissante et la Résistance a été le symptôme du patriotisme. L’adhésion
au communisme dans l’après guerre ne venait pas d’une foi dans des lendemains
qui chantent, mais d’un désir de justice et par peur d’être médiocre en ne
faisant pas de politique. Mai 68 fut une « agitation amusante, utopique et
pacifique » contre l’institution universitaire et le coté « vieillot
et plutôt comique » du sérieux gaulliste : la France
« s’ennuyait » et les étudiants s’estimaient être une classe capable
d’être maîtresse de son destin et de celui de la société…
AUBE, oeuvre du peintre libanais Shafic Abboud (1926-2004) ami de l'historien
Des amitiés, Veyne en eut de nombreuses dont celles de Char
et de Foucault auxquels il a consacré bien des écrits. Evoquons seulement cette
scène cocasse où le colosse Char, connu pour ses colères, lit un article que
l’auteur lui consacre : « mes yeux se portaient alternativement sur
la tête qu’il faisait et sur le porte-parapluie où se dressaient ses
gourdins. »
Entre l’histoire universitaire académique, l’école des Annales,
le marxisme et dans un temps où la problématisation des sciences humaines était
dans l’air, l’auteur de Le pain et le cirque et de nombreux ouvrages sur
la sexualité à Rome a perçu de nouvelles intrigues et forgé de nouveaux
concepts (ce que Max Weber appelle des types idéaux) qui ont associé le don et l’échange
et dissocié l’homosexualité et la passivité sexuelle. L’anthropologie
maussienne, l’économie marginaliste et la psychologie freudienne ne restent plus
aux portes de la discipline.
Dans le dernier chapitre, Veyne passe - pour décrire les
péripéties de sa vie conjugale et filiale - à une intensité dramatique
inattendue. La mort, le suicide, la trahison, la dépression… ne sont plus des mots
sonores mais des réalités impératives et terribles. Pour ce lecteur assidu de L’éducation
sentimentale de Flaubert qui constate la nullité de toute existence, y
eut-il dans sa propre tragédie confirmation ou déni de ce roman?
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