Le prix Mgr Ignace Maron décerné en 2001 à Ghassan Tuéni & Farès Sassine pour le livre El Bourj. De g. à d.: Fouad Turk, Mgr Audi, Mgr Mattar, GT, Mgr Abi Nader, FS. |
Le buisson des paradoxes
Ghassan
Tuéni fut grand éditeur parce qu’il fut grand où qu’il fût. Mais il fut loin
d’être un éditeur au sens classique, ou ne le fut qu’occasionnellement. Une
série de paradoxes (un jour évoqua-t-il, à propos du Liban, leur pacte[1])
pourrait le mieux introduire à cette tâche
qu’il surinvestissait émotionnellement et dont il restait souvent distant,
préférant déléguer ses pouvoirs et animer d’autres combats.
Espace public, jardin intime
Un domaine réservé, un lieu d’accueil pour amis, auteurs et
lecteurs, une aire de liberté pour un
soi soustrait à la cadence infernale du Quotidien, où le plaisir est
encore travail, choix, surveillance, rigueur,
mais où il s’épanche dans un espace de quasi gratuité et de libres coercitions :
telle est l’édition dans le vécu de Ghassan Tuéni. « Dar Annahar publie ce
que lui aime lire, et qu’il aime offrir à ses amis », disait Michel Abou
Jaoudé. « Un jardin d’Épicure », pourrait-on donc risquer n’eût été la
méfiance du personnage pour la recherche du plaisir, son culte de l’action et
l’absence totale du philosophe grec dans le répertoire de son imaginaire.
Par ailleurs, le succès du Nahar en ce cours des années
1960 où le journal s’était imposé comme le premier organe de presse indépendant
libanais et arabe ne pouvait inciter cet homme d’ambition - qui volens
nolens se trouvait délivré de l’activité parlementaire et affranchi des
charges pour y parvenir, mais au premier rang de l’opposition médiatique au
pouvoir en place - à étendre son empire
d’encre et de papier. La vie culturelle fleurissait alors à Beyrouth et le
quotidien lui consacrait de plus en plus de colonnes et de pages et recrutait
pour la couvrir et l’évaluer de nouveaux
collaborateurs. Le Mulhaq (supplément) dominical du Nahar
s’improvisait comme l’étincelant vivier où se croisaient les idées, les
arts et les lettres.
De ces deux sources, de ce paradoxe premier sans être le
moindre, naissait Dar Annahar. (« Que pouvait-on l’appeler
d’autre ? » me dit-il un jour comme si l’évidence s’imposait!) Ou
plutôt connaissait une double naissance. En 1963 d’abord avec la publication du
premier recueil de Nadia Tuéni, Les Textes blonds, né d’un deuil et
écrit en français ; édition sobre avec un corps typographique simple, mais
édition soignée avec 4 illustrations du poète en quadrichromie sur papier
couché. En 1966/1967 ensuite, avec une production riche où se distinguait,
entre autres, une suite d’études historiques, la plupart traduites de l’anglais
et écrites par des universitaires chevronnés ou prometteurs, Albert Hourani,
Kamal Salibi, Zeine N. Zeine…Elles venaient d’un horizon non confessionnel et
révisaient bien des idées reçues. Penchées sur le passé, on les sentait tendues
vers l’avenir et la modernité. Toute en étant accueillante et pluraliste, la
maison d’édition promouvait une vision libérale, laïcisante qui prolongeait la
ligne du journal tout en lui donnant des assises plus fermes. Vers une
société nouvelle, intitulait le jeune philosophe Nassif Nassar un ensemble d’études
critiques.
Le travail fondateur fut une œuvre collective et il ne
saurait être question ici ni d’amoindrir le rôle de chacun des responsables et
conseillers, ni de les citer tous, ni de démêler leur apport un à un. Il ne
s’agit pas, aussi, d’évaluer la production éditoriale des années d’avant guerre
où le Nahar connaissait une de ses plus lumineuses périodes. Des études
universitaires d’histoire littéraire, de sociologie ou d’histoire tout court
sont à suggérer sur ces questions. Ce que nous essayons de signaler, c’est
trois points. En premier, l’unité de forme et de fond que prirent pour
l’opinion et les lecteurs des œuvres fort variées quant aux domaines, aux
sujets, aux options politiques... Le grand précédent des Jésuites autour du Machriq
et de l’Imprimerie catholique qui s’est perpétué des Ottomans à l’époque
mandataire et aux années de l’Indépendance se retrouvait dans la nouvelle
entreprise avec un esprit de chapelle plus ouvert à l’époque ou ouvert à une
autre époque et à d’autres sources d’inspiration. On ne reniait pas l’antécédent,
il arrivait même qu’on collaborât avec lui et de le prendre pour modèle (comme
pour les éditions critiques de textes inédits d’Avicenne, d’Avempace, de
Sohrawardî et d’autres). De même, les projets des maisons d’édition les plus
marquantes de l’histoire culturelle libanaise et arabe comme Al-Makchouf (1935),
Al-Adâb (1953), Shi ‘r (1957)
prenaient, avec Dar Annahar, une autre
ampleur et investissaient de nouvelles matières. Un quotidien libéral, bien distribué et maîtrisant des procédures
publicitaires inaccoutumées servait d’appoint
à la nouvelle maison d’édition alors que
les revues hebdomadaires, mensuelles ou trimestrielles citées pivotaient autour
d’une école littéraire, d’une personnalité ou d’un tropisme politique plus ou
moins prestigieux et ne possédaient que des moyens, somme toute, réduits.
En deuxième lieu, un air de famille certain, mais difficile
à cerner, reliait le quotidien et la
maison d’édition et on ne pouvait que deviner, derrière le partage des responsabilités,
l’impulsion et les options du rédacteur en chef du Nahar prompt à la
fois à solliciter des conseils, à les passer au tamis de son expérience et de
son tact et à faire toujours preuve de dynamisme et d’esprit d’initiative.
Entre le journal et le Dar, il y eut même, pour une courte période (juillet
1969-décembre 1972), un relais, la revue livre trimestrielle Al-Qadâyâ al-mu‘âsira (Questions
contemporaines) dont Muhammad Ali Hamadé était le rédacteur en chef et Ghassan
Tuéni le directeur responsable.
Enfin, il nous faut signaler la publication durant les
années 1967-1975 de quelques ouvrages bibliophiliques dont la tradition, en
arabe, s’était perdue depuis la fin de la royauté en Égypte. Quelques livres
tentèrent d’impliquer ensemble un texte ancien ou moderne et un artiste
libanais contemporain, bien évidemment avec un calligraphe et un maquettiste.
L’orchestration s’imposait et les exemplaires se partageaient en tirages de
tête (papiers recherchés, soie naturelle de Zouk pour les couvertures,
aquarelles originales…) et en tirages soignés pour lecteurs avertis. Citons aux
premiers rangs de ces beaux livres : Le Cantique des cantiques (1967) et la Rassoula (La Messagère aux
cheveux longs jusqu’aux sources) d’Ounsi Al -Hage (1975) illustrés par Guiragossian ; un
florilège des Muwchchahât accompagné d’aquarelles d’Élie Kanaan (1968),
une nouvelle traduction du Prophet par Yussuf Al Khal avec la
reproduction en quadrichromie d’œuvres de Gibran (1968). Pour graver la
lithographie en couleurs de Chafic Abboud accompagnant les 300 exemplaires des Maqâmâtt
Al-Harîrî sur vélin d’Arches (1970), on se déplaça à Paris afin de suivre le
travail de Mourlot.
Le beau livre reste et cela nous amène au deuxième
paradoxe.
Publier ou disparaître
Son ami
Philip Salem l’a souvent répété, il doit
à Ghassan Tuéni cette belle et utile leçon : « ce que tu n’as pas mis
par écrit, ce que tu n’as pas publié n’a aucune valeur, il disparaît! »
Seul le témoignage écrit passe le temps, seul il amène à une vaste
reconnaissance, la trace imprimée est indélébile, fidèle, discutable,
défendable. Bien des connaissances, et il en a assemblées dans son métier et
ses autres fonctions, n’ont produit leurs mémoires, leurs témoignages, des
essais… que poussés, harcelés par lui. Peu importaient les pays, peu
importaient les efforts, fi des objections, ce qui a été agi et vécu doit être
propagé et figurer dans l’inventaire futur. Appeler à écrire et donc à être ou
à persister dans l’être, offrir sa Maison pour publier, élargir le
cercle des créateurs, enrichir la mémoire, mieux assurer la maîtrise du
présent, être reconnaissant ou montrer son attachement à des personnes chères
ou méritantes ou disparues...telle est l’édition pour Ghassan Tuéni : de
l’ordre de l’existence, de l’urbanité, du bien vivre et du mieux vivre et non
de l’ordre de l’entreprise capitaliste. Bien sûr il devait tenir compte des
réalités financières et chercher à assurer la continuité de l’institution, bien
sûr qu’il ne pouvait donner suite à toutes les œuvres qu’il avait suscitées,
bien sûr il ne perdait ici comme ailleurs ni son esprit combatif ni bon nombre
de ses animosités ![2] Mais c’est du coté du don
réciproque et de la convivialité qu’il faut situer le plus clair de son
activité d’éditeur. Pour un ami ou pour un travail qu’il avait commandé ou dont il avait détecté la valeur, il recourait
à un autre ami ou à une institution pour assurer au projet une assise. Mais il
était souvent généreux à ses propres dépens et pas forcément aux périodes de fortune.
Par une affinité élective, les références aux grands Grecs
de l’antiquité viennent naturellement quand on parle de Ghassan Tuéni. Socrate
n’a rien écrit mais ses disciples ont porté jusqu’à nous sa maïeutique. Sans
notre éditeur, bien des acteurs de la scène politique, diplomatique, sociale
auraient emporté avec eux leurs secrets et leurs témoignages. Quelques auteurs et au-delà même certains artistes auraient
peiné à trouver leur voie. Etre un apôtre de la trace écrite, c’est marquer son
amitié et son respect pour les convives comme pour le livre.
Du journal au livre
Mais ce n’est pas à l’éditorialiste qu’on conseillera
d’écrire, il le fait à certaines dates sinon tous les jours. Tuéni qui était
plus que nul autre journaliste, qui l’était essentiellement avant toute
autre désignation et restait aux aguets à toutes les heures du jour et de la
nuit, qui connaissait outre les principes du métier ses secrets
l’exerçant sans répit à tous les échelons, Tuéni était sûr de son impact
personnel dans et sur le présent, mais se
sentait démuni quant à l’avenir et la perpétuité, pour ne pas employer un terme
aux relents religieux. « La création journalistique n’a pas de prétention
historique. Le journal est produit pour être consommé le jour même de sa conception,
et peut être est-il le produit le plus prompt à la consommation. »[3] A la disparition du poète
et journaliste Salah Labaki, il écrit ces mots si intenses : «Il faut que
le journaliste soit, en quelque façon, un poète pour pouvoir presser, ou même
pour accepter de voir pressés, sa plume, son cœur et sa raison, tous les matins
sur un papier qui commence à jaunir
avant même qu’on ne le jette. Ce sentiment de disparaître, d’écrire pour le
jour qui passe, d’être à peine lu demain, au cas où on l’a été aujourd’hui, ne
peut être vaincu que par une poétique (châ‘iryya) d’un genre spécial qui
atteint la limite de l’obsession par le verbe (al-kalima), qui en fait
l’alpha et l’oméga (al-bidâya wal- nihâya), un art pour l’art, pour
l’art seul, un verbe pour le verbe. »[4] Tel est le paradoxe, le
« malheur » au sens hégélien, du grand journaliste : il ne peut
réussir que s’il est poète, passionné, « créateur et
innovateur », « architecte travaillant sur le matériau des
nouvelles », doué de l’esprit de finesse et de géométrie, bref s’il
possède tout ce qui prépare au livre ; mais avec ce bagage fabuleux, il n’aboutit pas au livre en tant qu’œuvre une,
intégrée et transcendant le temps.
Nous avons consacré aux rapports de Ghassan Tuéni au livre
une longue étude à laquelle nous nous permettons de renvoyer. Son titre la
résume bien : « Fascination et impossibilité du livre »[5]. Imbu de foi en la sacralité d’un Livre révélé, de l’unité interne
du dialogue platonicien et des critiques kantiennes , ce fervent des Fleurs
du Mal retrouve pour le Livre les conceptions absolues de Flaubert et de
Mallarmé et l’estime, plus ou moins consciemment, interdit pour son écriture
infinie et journalière. Tenant à ne pas perdre ses mots, il ne cesse de les
réunir, jusqu’à la guerre, en malafs (dossiers) chronologiques et/ou
thématiques publiés par le Nahar même. La conférence, plus ample que
l’éditorial, et qu’il pratique avec maestria, reste de l’ordre de l’oralité et
connaît ses limites propres. Tuéni ne rejoint sa maison d’édition que dix ans
après sa fondation avec un livre qu’il intitule justement kitâb al-harb,
le livre de la guerre, où il réunit les éditoriaux de 1975-1976. La
préface et la postface portent pour titres : « Avant le
livre… », « …Et après le livre». La question est posée et l’argumentation est concise: les
articles « inspirés » un à un « de
l’événement quotidien » portent le « même message » (ar-risâlat
zatuha) ; réunis, ils forment « un registre de la souffrance
quotidienne » durant cette période de violence et d’espoirs perdus; leur
valeur comme « unité sérielle » est de « donner une image intégrative
où l’on trouve l’unité de la position (mawqif) comme principes, vision
et conséquences ». Le texte de clôture est plus désillusionné: il est
encore trop tôt pour écrire l’histoire ou dessiner l’avenir. L’horaire de la
chouette de Minerve n’est pas celui du journaliste.
Mais Ghassan Tuéni ne renonce pas au combat, en raison d’un
paradoxe. Au contraire, celui-ci le provoque et l’anime.[6] Il ne cessera donc d’aller
aux livres et d’en réaliser, regroupant éditoriaux, discours, correspondance,
rapports diplomatiques, conférences. Il participe à des livres-entretiens dont
il est l’évidente vedette. Il répond à des questions de collègues qu’il a
souvent écrites de sa propre main et en fait une somme personnelle et historique
(Sirru al-mihna …wa asrar ’ukhra, 1995). Il coécrit et cosigne, en arabe
et en français. En 1985, il publie Une guerre
pour les autres qui reste une des principales références
sur les premières années de la guerre du Liban
et un ouvrage des plus discutés. Le paradoxe du texte circonstancié et
du livre, de l’observateur impliqué et de l’analyste distant donne lieu à mille solutions.
L’autre maison du poète
Une maison d’édition est, comme son nom l’indique, une
maison, un foyer, une habitation. Pas seulement, sans doute pas essentiellement,
celle d’un éditeur, mais certainement celle d’une œuvre, d’un auteur surtout s’il est poète. La
première naissance de Dar Annahar ‘coïncida’, on l’a dit, avec le premier livre
de Nadia Tuéni. Nouveau paradoxe : A partir du second recueil, L’âge
d’écume (1965), sa poésie s’expatrie
et paraît principalement en France chez l’éditeur des « Poètes
d’aujourd’hui », Pierre Seghers : Juin et les mécréantes
(1968), Poèmes pour une histoire (1972), Le rêveur de terre
(1975), Archives sentimentales d’une guerre au Liban (Pauvert, 1982), La
terre arrêtée (posthume), (Belfond, 1984). Seul Liban : 20 poèmes
pour un amour (1979) revient au logis. Tous sont illustrés par des artistes
libanais (Guiragossian, Aref Rayess,
Assadour, W. Farès, Amine El Bacha, Etel Adnan, Zibawi…) Sans connaître les
détails et sans prétendre y entrer, on peut conjecturer qu’il fut décidé de
donner à un grand poète de langue française son domaine et son rang. La thématique
libanaise et la maison d’édition beyrouthine ne pouvaient tenir lieu d’obstacles,
et peut être la vocation universelle du pays des cèdres était-elle une
incitation à se déloger. En 1972, les Poèmes furent couronnés par
l’Académie française.
Ce que Nadia fut pour Ghassan, ce que Ghassan fut pour
Nadia, on peut le lire à deux hauteurs. Au niveau des œuvres mêmes, chacun
étant présent dans l’autre et partageant avec lui, selon des rythmes propres,
une même tragédie personnelle, une même passion pour un Liban vécu et assumé
dans ses turpitudes, folies et espérances. A propos des discours de Ghassan à
l’ONU et des 20 poèmes pour un amour, Charles Hélou écrit :
« Discours et poèmes puisent leur inspiration aux mêmes sources. Ils sont
portés par un même élan. »[7] On peut aller plus loin pour
Une Guerre pour les autres et les Archives sentimentales. Ghassan
parlait d’un manuscrit où se confrontaient, sans accord préalable, les 2 compositions.
Les plumes exprimaient une chose identique dans une langue même et autre.
Entre
les deux suffisamment d’espace
Pour
que la connivence soit millénaire[8].
Nietzsche mesurait un « grand sentiment » non à
son intensité, mais à sa durée.[9] La longue fidélité
éditoriale de Ghassan Tuéni à sa compagne fut le garant éclatant de sa ferveur.
Dès sa mort prématurée en 1983 après une longue maladie alors qu’elle n’avait
que 48 ans, il s’attèle à sauver l’œuvre des aléas de l’édition française. Les
ventes de la poésie ne sont jamais sûres et la thématique résolument libanaise
des recueils les destine au public de sa terre et de sa patrie. Ghassan Tuéni
éditeur cherchera des manuscrits et récupèrera, pour les publier, les moindres
inédits, leur donnant la plus adéquate lisibilité et sans un regard pour la
dépense matérielle. Il réunira les œuvres complètes en 1986 et fondera à partir
d’elles la collection « Patrimoine » destinée à regrouper les
« œuvres complètes des auteurs libanais d’expression française ». Le
format, le papier, la mise en pages, les illustrations…joignaient l’élégance à
la pertinence et fondaient un classicisme où la fidélité à l’édition originale
s’accompagnait de rigueur et d’ouverture à la nouveauté. Des études et des
notes tentaient d’éclairer le tout et de le mettre en perspective. D’autres auteurs
suivirent et entrèrent dans la collection : Fouad Gabriel Naffah (1987),
Evelyne Bustros (1988), Chékri Ghanem (1994), Fouad Abi Zeyd (1996), Georges
Schehadé (1998), Laurice Schehadé (1999), Emile Aboukheir (2002, format
différent). La « Pléiade » libanaise non seulement soustrayait
Nadia Tuéni et même Georges Schehadé aux agendas éditoriaux parisiens, mais
révélait aussi des auteurs oubliés ou introuvables et créait un champ où les
lecteurs francophones du Liban pouvaient se retrouver, se reconnaître et se
former.
Mais Ghassan n’a jamais fini avec l’œuvre de Nadia. En
1997, il conçoit une nouvelle et somptueuse édition des 20 poèmes où
ceux-ci sont confrontés à 20 œuvres picturales, « une tentative…de donner
à la poésie, dans l’univers des formes, une frontière nouvelle.» Puis quand, en
2001, sonne l’heure d’une nouvelle édition des Œuvres poétiques complètes,
il leur imagine une formule nouvelle où les recueils sont séparés en fascicules
sveltes vendus séparément ou intégrés dans leur coffret bleu né d’une œuvre
d’El Bacha. La fidélité comme la liberté est un long chemin créatif.
Si Nadia Tuéni est aujourd’hui traduite dans bien des
langues, si ses vers instruisent la mémoire d’une grande masse de francophones libanais,
elle le doit certainement et avant tout à l’intensité de sa poésie. Mais de lui
avoir trouvé une maison a été un don prodigieux et salutaire.
Le patrimoine à (re)créer
De Nadia
comme patrimoine au patrimoine libanais, la distance est courte. On peut
lire dans la notice écrite pour introduire l’édition posthume de Faramane[10] :
« Ce livre n’est pas qu’un album du souvenir…souvenir de Nadia Tuéni, de
Baalbeck, une nuit de festival, et au-delà, d’une épopée libanaise à mi-chemin
entre la légende et l’histoire. » Mais ce l’est déjà…et le
patrimoine de Ghassan Tuéni est vaste ou plutôt en chantier de continuelle
extension. Puis il faut aller plus loin que
« l’album du souvenir », éditer et donc faire de l’inédit, du
nouveau, de l’original.
Nous vivons depuis quelques décennies, sur le plan universel, un « régime
d’historicité » où le rapport au passé est vécu essentiellement comme
mémoire, c'est-à-dire comme présence du passé dans un présent qui prédomine et
où le futur est envisagé comme une menace[11]. Ghassan Tuéni s’inscrit
sans doute dans cette configuration planétaire, mais ses motifs sont
intensément personnels et se fondent sur une justification proprement
libanaise. Sur le plan personnel, il appartient comme quiconque à de nombreux cercles.
Mais il les vit comme un prolongement de son soi ou comme son soi même et il
lui importe existentiellement de les garder et d’y être. Sur le plan
patriotique, le pays a connu une guerre ravageuse et destructrice, et la paix qui l’a suivie semble emporter ce
que la violence pure a cru épargner.
La mémoire est donc un acte vital et le patrimoine n’a pas
de limites. Soi, Nadia, la famille [son père Gebrane d’autant plus qu’éminent journaliste
et son propre maître et modèle (Gebrane Tuéni 25 ans après (en arabe), 1973),
ses fils (le livre de Makram, publié hors commerce, Un matin d’innocence,
1988 est d’une insolente beauté)] ; les amis ; le rite orthodoxe (Kitâb
an-namûs ach-charîf, 1992), la religion chrétienne (Jésus Christ par
l’évangile et l’icône (en arabe), 2 éditions, 1968 et 2000) ; La
presse ( Al ’Ahrâr al mussawwara 1926-1927, 1995 ; La Revue phénicienne , 1996 ; Phénicia,
1996 ; Al Ma‘rad, 1999) et
ses hommes (Les Faits du jour, L’Orient 1924-1972, Georges
Naccache) ; Les témoins et visiteurs du Mont Liban (Les planches
libanaises du Voyage de la Syrie de Laborde, 1998 ; Les Carnets
d’Urbain de Valsère 1860-1862 ; Relation journalière du Voyage du
Levant(1615) de H. de Beauvau, 2001 ; Voyages en Orient
1853-1855, 1860-1862 de la Comtesse de Perthuis, 2007) ; les
événements historiques (Le Livre de l’Indépendance, en arabe et en
français, 1998 et 2002) ; Le
Liban d’avant guerre ( Baalbeck : Les riches heures du festival,
1994) ; Beyrouth, sa place, ses institutions culturelles ( Les années Cénacle,
1997 ; El Bourj, Place de la liberté et Porte du Levant,
2000 ; Musée Nicolas
Sursock : Le Livre, 2000 ; Beyrouth 1965-2002 de Jacques
Liger-Belair, 2003 )… La liste n’est pas exhaustive et ne note que partie
des livres les plus voyants du domaine réservé de Ghassan Tuéni, ceux où
ses décisions ont été déterminantes, dont il est parfois l’auteur ou le
co-auteur ou le directeur, qui se sont faits à son instigation, sous sa
surveillance et avec sa collaboration. Mais des collections comme
« Marâji‘ al’istiqlâl», « al nafa’iss » (où Dar an Nahar entre dans le clos du patrimoine et reproduit
quelques unes de ses réalisations de naguère), « Promesses »,
« Patrimoine poche »… sont nées de son initiative.
Le patrimoine dans la cité se préserve. L’éditeur le
recrée, il le change pour le rendre à lui-même, pour mieux en convaincre les
lecteurs contemporains. On pourrait parler d’un ultime paradoxe si on ne savait
que chez Ghassan Tuéni les paradoxes se génèrent à l’infini. Le fac-similé,
souvent utilisé, est-il le degré zéro de l’invention ? il faut voir
comment on a inséré des petits papiers ou une carte d’identité dans des
ouvrages ; comment, pour le Ma‘rad, un choix de textes a été fait
puis réimprimé dans un corps typographique des années 1920 et mis en colonnes
suivant les usages de l’époque ; comment pour le livre de Beauvau, on a
utilisé 2 papiers pour séparer l’original de la traduction et mettre
l’impression nouvelle à l’unisson de l’ancienne. Chaque sujet pose ses
problèmes propres et comme on travaille
avec 2 ou 3 langues, il faut à toutes les reprises non seulement trouver des
solutions adéquates mais les construire belles, attrayantes et sans facilité.
Pour El Bourj, on a réussi une double pagination qui rend le livre
lisible dans les 2 sens, arabe et français. Baalbeck qui utilisa les
catalogues annuels du festival et y intégra de façon originale les photos des
spectacles ; il en sortit un livre superbe, démesuré, disparate et un,
utilisant plusieurs papiers, des calligraphies, de nombreux corps …une date et
une résurrection.
La description précédente pourrait ne pas s’arrêter. Elle
servirait alors de guide pour les lecteurs et de manuel de bon usage pour les
éditeurs. Ghassan Tuéni a travaillé avec plusieurs imprimeurs et la plupart
d’entre eux étaient devenus ses amis. Mais pour la «création » bibliophilique,
il se fiait surtout à Saad Kiwan, « artiste » du livre, de la page et
de la maquette qui a conçu le modèle de la collection « Patrimoine »
et veillé à la naissance de chacun de ses ouvrages. De leur collaboration,
parfois tendue et toujours fructueuse, sont nés les plus belles réalisations et
la plupart des livres mentionnés plus haut. En tête de Sirr al-mihna…wa ’
asrâr ’ukhra (1995), Tuéni affirme que Kiwan est le seul à le mettre en
confiance « pour la mise en pages, l’exécution et l’invention d’un livre »
et qu’il « le considère comme le maître de cet art ».
***
Du journalisme
à l’édition, Ghassan Tuéni ne passait pas du combat au loisir, du quotidien au
patrimoine, du devenir à l’être. Il se transportait, menant souvent les deux
entreprises ensemble, d’un mode d’être à un autre et d’une forme de création à
sa variante. Il mesurait la cassure entre les 2 domaines pour mieux profiter de
ce qui les unit. L’empire de l’encre et du papier vit de la fidélité et de
l’invention.
[2] Ghassan Tuéni recevait comme un
hommage le fait que ses anciens adversaires politiques aient tenu après la guerre à publier, dans sa
maison d’édition, leurs œuvres :c’était reconnaître la persistance d’une
institution et de sa libanité à l’heure
où tout s’effilochait. Mais il ne manquait pas d’insinuer qu’il ne voyait pas
cela d’un très bon œil.
[3] Ghassan Tuéni: Sirru al-mihnati…wa ‘oussoulihâ
(Le Secret du métier …et ses principes), Dar anNahar, 1990, p. 51)
[4]
Ibidem, p. 138.
[5]
“Fitnatou al- Kitabi wa I‘jazouhou” in Souad M. as-Subbâh (Ed.): Ghassan
Tuéni, Dar Souad as-Subâh, Koweit, 2007.
[6] Dans une lettre au président Sarkis, il
cite ce mot d’un homme politique suédois : «Il y a deux
manières de regarder un problème : Voir dans chaque possibilité une
difficulté…ou bien voir dans chaque difficulté une possibilité. » Rasa’il
‘ila ar-ray’îs Elias Sarkis, DN, 1995, p.129.
[7] Préface de Charles Hélou, p. XIV in
Ghassan Tuéni: Laissez vivre mon peuple, Jean Maisonneuve, Paris, 1984.
[8] N. T. Jardinier de ma mémoire,
Poèmes, Anthologie, Flammarion.
[9] “Ce n’est pas l’intensité, c’est la durée
d’un grand sentiment qui fait l’homme supérieur. » Par delà bien et mal,
IV, 72.
[10] Nadia Tuéni: Faramane, le firman,
Editions Dar An Nahar & Fondation Nadia Tuéni, 1985, p.7.
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