Jean-Loup Chiflet: Dictionnaire
amoureux de la langue française, Plon, 2014, 748 pp.
Entre les mots affichés par le titre de l’ouvrage, les
liens sont intimes et inspirés. Parce que le français est la langue de l’amour
et que la tentation est grande de glisser vers un « dictionnaire du
français amoureux » ; parce qu’une langue s’illustre et s’éprouve
dans l’amour d’elle-même ; parce que l’amoureux du français est « un
amateur de dictionnaires » [1]où
se rejoignent le salutaire et le ludique, l’imprévu et l’essentiel. Cocteau -cité- écrit : « Un chef-d’œuvre de
la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre. » L’auteur
d’un Dictionnaire amoureux de la langue française ne se doit-il pas de
montrer que la réciproque est vraie ? Jean-Loup Chiflet, signataire dans
la même collection d’un volume sur l’humour, s’attache ici à son autre thème
favori, la langue. Un beau défi !
La
tentation est grande, pour rendre compte de ce Dictionnaire, de faire ce
qu’il fait: puiser en lui ce que son érudition a glané dans des milliers
d’écrits. Non seulement les citations sont nombreuses, couvrent des pages
entières, illustrent abondamment tous les domaines abordés du pamphlet (5 pages
d’extraits de Léon Bloy et 6 de Léon Daudet) aux mots croisés, du calembour à
la contrepèterie, de l’amour aux mots d’enfants, d’Apollinaire à Ponge… mais
surtout parce qu’ elles sont offertes avec une « avare magnificence »
(J.J. Rousseau), la plupart peu connues, percutantes, attrayantes, inégalables…Quel
plaisir s’affirme à reproduire tel passage de Montaigne évoquant le parler
qu’il aime : « simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un
parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme
véhément et brusque », ou l’énumération « poétique et
savoureuse » par La Reynière des 543 manières pour accommoder les œufs en
Espagne …Mais ce serait réduire le dictionnaire à un florilège, ce qu’il n’est
que subsidiairement. L’ampleur de l’érudition et la pertinence des choix
s’inscrivent dans deux autres registres qui ne sont pas sans s’opposer,
l’exigence encyclopédique de traiter de tous les champs du domaine envisagé et
le dessein de se restreindre à des choix passionnés et personnels.
Langue
maternelle transcendant les parlers régionaux, langue
« paternelle »(Mizubayashi) ou « grand-maternelle »(Makine),
langue choisie ou adaptée « naturellement » tantôt pour son dénuement
(Beckett) et sa discipline (Cioran), tantôt pour la richesse de son verbe et de
sa phrase, le français réunit Voltaire et Rousseau, Chateaubriand et Stendhal[2],
et fait preuve de « concision chatoyante » et de « sécheresse
illuminée »(Semprun). L’auteur en « sémiologue buissonnier »,
ainsi qu’il se définit, célèbre et éclaire, par entrées successives comme il
sied au genre, l’histoire mouvementée de la langue, ses subtilités, ses
nuances, ses institutions, ses mots obsolètes qui sont autant de « beaux
cadeaux », ses accents dont le circonflexe qui mit près de deux cents pour
être accepté, ses figures de rhétorique, ses écrivains, ses poètes, ses jeux,
ses jargons…
Le
lecteur s’instruit à presque toutes les pages du livre (le vocabulaire qu’on
doit au jeu de paume, la place des Précieuses dans l’histoire comparée par
Lacan à celle des surréalistes…), mais il lui est permis de préférer aux
notices documentées, mais sans apport vraiment original, celles où l’auteur
s’implique avec ses goûts, ses préférences, ses souvenirs. Ainsi les articles
sur Rabelais ou Racine évoquent-ils, à titre d’exemple, un rapport bien
personnel aux auteurs. Par ailleurs, les passages les plus délicieux sont ceux
où l’amour de Chiflet pour la langue ne se borne pas à décrire, mais se fait
inventif par la fantaisie, l’humour ou le style. Il en va ainsi de ces
« spicilèges » où des listes insolites sont regroupées (telle celle
des Questions : Pour qui sonne le glas ? Aimez-vous
Brahms ? Rodrigue as-tu du cœur ?...) ; de l’exercice de style
qui narre « la cigale et la fourmi » par les tournures et le
vocabulaire des médias. Citons enfin 2 phrases. Pour éclairer la différence
entre Second et Deuxième : « Grâce à son deuxième amant
elle a eu un second rôle dans le film ». Pour saisir les nuances entre les
synonymes Poitrine (asexuée et virtuelle) et Seins (érotique et
esthétique), il écrit de la première: « pas de quoi en faire un plat,
sauf quand elle est fumée-la seule dérive un peu cochonne qu’on puisse lui
accorder ».
Deux
regrets cependant. Le premier est de faire prévaloir une langue visuelle,
écrite sur la langue parlée, entendue, écoutée. L’Accent est uniquement
typographique et si l’un des mérites de Zazie est d’ouvrir la voie du
familier, il est vite recouvert par celui de la transcription phonétique. Le
« rythme de voix si particulier »[3]
d’Alain Rey est évoqué, mais qu’est le français sans Fernandel, Delphine Seyrig
et Fanny Ardant pour ne pas parler de Carmen et de Pélléas?
Des chanteurs, seul Gainsbourg [4]a
droit à une entrée et La Chanson n’est là qu’à titre de poésie.
Alain Rey principal concepteur du Robert entre le bijoutier Salim Mouzannar et Farès Sassine à la Résidence des Pins (Beyrouth). Sa vie est un dictionnaire selon Chiflet |
Le
second est de voir la langue française, dans bien des articles, perdre sa
singularité. La métonymie, la métaphore…sont des catégories universelles. Le
devenir noms communs de noms propres (Joule, Ampère, Sandwich…) s’opère universellement.
De nombreux auteurs étrangers (Borges, Musil, Tolstoï,…) sont cités. Or l’amour
est inconcevable sans jalousie.
[1] Qu’on pense à Flaubert, Littré,
Leiris…
[2] Thibaudet disait qu’il n’y a que deux
manières d’écrire le français : comme le vicomte (Chateaubriand) et comme
le lieutenant (Stendhal).
[3] Chiflet cite ici Laurent Fabius.
[4] Gainsbourg “le plus inventif de la
chanson française » montre que l’on peut mêler « avec bonheur »
l’anglais au français.
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