Jérôme Ferrari: Le
principe, roman, Actes Sud, 2015, 161pp.
On
lit ce volume comme un bréviaire en raison de la semblance matérielle (10x19),
mais surtout à cause de l’ampleur des enjeux et de la forme singulière :
une apostrophe vigoureuse lancée de la première à la dernière page. La personne
vouvoyée n’est pas un héros de fiction à la Butor, mais Werner Heisenberg (1901-1976) l’un des 4 plus
grands savants du vingtième siècle. Les 3 autres, Einstein, Planck et le danois
Niels Bohr sont présents dans l’ouvrage, le premier comme principal
contradicteur, le dernier comme révélateur précoce de l’identité des vocations
de physicien et de poète, comme inégalable questionneur et comme autorité
morale.
Très jeune encore, en 1927, Heisenberg énonce par une
équation mathématique simple et concise le principe d’indétermination (ou
d’incertitude, il hésite sur l’appellation).
Toute précision dans la connaissance, pour
un corpuscule donné, de la position et de la vitesse, se fait au détriment de
l'autre. Cette incertitude n'est pas liée à la mesure, mais est une propriété
réelle des valeurs en question. Einstein
et d’autres savants trouvaient que ces
idées entraînaient la physique loin de son idéal permanent, la description
objective de la nature. Dans Le Principe,
Jérôme Ferrari est peu intéressé par les minuties scientifiques. Mais il résume ainsi la nouvelle vision :
on ne peut plus connaître le fond des choses non en raison d’un défaut
particulier à nous, mais « parce que les choses n’ont pas de fond ». Quelques années plus tard, Heisenberg obtient
le prix Nobel (1932) « pour la création de la mécanique
quantique. » Les nuages de
l’hitlérisme se profilaient déjà à l’horizon.
Le projet de Ferrari ne se contente pas d’interpeller le
savant sur les grandes étapes d’une
« trajectoire » dont il a fait disparaître l’idée (il s’appuie sur
son autobiographie, le témoignage de sa femme, des enregistrements d’époque,
des photos, des entrevues…), mais cherche à se mettre en rapport avec celui qui
voulait «regarder par-dessus l’épaule de Dieu ». Il est de s’interroger
sur les rapports de la physique nouvelle, si radicale et si déstabilisatrice,
avec les vertiges de la beauté, l’horreur de l’histoire, le destin efficace de
toute « créativité ». Que pouvait signifier pour Heisenberg (et bien
des savants allemands) rester dans la patrie sous le nazisme puis chercher à
construire un réacteur nucléaire pour la Wehrmacht? Mais aussi que pouvait signifier une activité
semblable pour Oppenheimer aux USA ? Ferrari, qui a sur les acteurs de
l’époque la « supériorité » de sa « date de naissance », ne
peut poser ses questions qu’à partir d’un début de siècle aussi trouble et
hostile.
Certains critiques ont voulu voir dans le présent roman
de l’auteur du Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012) une
panne d’inspiration. Or non seulement Ferrari y confirme la maîtrise de sa
phrase et la puissance de son verbe, mais surtout il étend les frontières de la
forme romanesque au-delà de la biographie, l’essai, la réflexion dense sur les
aspects les plus cruciaux du monde moderne. Et il le fait sans égarer son
positionnement personnel ni tempérer son souffle littéraire. Le Principe est
un roman à lire et à retenir.
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