Hoffmann, Janin, Balzac, Berlioz, Sand: 6
moments musicaux, Texte intégral de 6 nouvelles+dossier par Sylvain Ledda,
Folio plus classiques, Gallimard, 2016, 230pp.
Pierre Boulez: Entretiens avec Michel
Archimbaud, Inédits essais folio, Gallimard, 2016, 224pp.
Dans
son Esthétique, Hegel place la
poésie au sommet de la hiérarchie des arts, juste au dessus de la musique. Sur
les autres formes, elle a la supériorité de ne pas dépendre de matériaux sensibles
(pierres, couleurs, sons…) dont la nature limitée « détermine toute la
manière de concevoir et le mode de l’exécution ». Le talent poétique
bénéficie de la plus grande indépendance et « le poète doit seulement être
doué d’une riche imagination créatrice… » Avec la parole pour matériau, le créateur ne
manie pas le langage du concept, mais celui de l’image qui saisit le
particulier plutôt que le commun. Le mot n’est pas utilisé comme simple signe, mais
comme ressource sensible. Il fait surgir la chose même et ne désigne pas une idée ;
d’où le recours essentiel, en poésie, aux images et métaphores. De même, en
faisant entendre sa sonorité, et par le biais de la rime, l’allitération et
l’assonance, le vocable fait éclater la musique qui sommeille au fond du
langage.
A la même époque,
cependant, en ces années où le romantisme
étend ses passions sur toute l’Europe, Lamartine oppose à « la
langue des mots », « la langue de l’infini » et affirme la
supériorité des notes sur les plus beaux vers.
Tout
au long du XIXème siècle, musique et poésie s’accordent, se rejoignent dans le
lied et l’opéra, se redéfissent. Le moment wagnérien, qui a trouvé en
Baudelaire un des meilleurs commentateurs de ses débuts, semble marquer une
victoire en voulant fondre ensemble les deux arts et surtout le second dans le
premier. Mais très rapidement Mallarmé et Valéry chercheront « à reprendre
à la musique son bien ».
Les
affinités électives et l’émulation des 2 épanchements esthétiques ont caché un
peu les rapports de la musique et de la littérature, concept étranger à Hegel,
qui englobe aujourd’hui la poésie et où les formes narratives, courtes ou
longues, occupent une place prépondérante. La Sonate à Kreutzer passe de Beethoven à Tolstoï dont la
nouvelle devient un quatuor de Janacek qui donne lieu à une autre fiction[1].
S. Ledda réunit dans « folio plus classiques » 6 nouvelles (2 de
Jules Janin) auxquelles il donne un titre emprunté à Schubert, maître du poème
chanté : 6 moments musicaux. Elles sont écrites autour des années
1830 et tournent autour de la musique romantique ballottée entre le lyrisme et
le fantastique. L’âme poétique se transpose dans les mélodies. Mais l’ivresse
saisit si profondément le compositeur qu’en lui se touchent le génie et la
folie. Un pacte avec le diable n’est jamais loin.
Le
livre est dominé par la longue nouvelle de Balzac, Gambara (1837). Elle
porte le nom d’un musicien et fabricant d’instruments italien vivant à Paris.
Les personnages, les milieux, les passions sont bien de la Comédie humaine,
mais le romancier s’est documenté avec une grande précision sur le sujet. On
trouve, dans le récit, des discussions pertinentes sur les musiques allemande
et italienne, sur l’harmonie et la mélodie et leur équilibre dans Mozart, une
analyse et une contre-analyse remarquables de l’opéra de Meyerbeer, Robert le diable si
représentatif de l’époque. Mais surtout le débat sur les rangs respectifs de la
poésie et de la musique est permanent : « La musique seule a la
puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes ; tandis que les autres arts
nous donnent des plaisirs définis », affirme Gambara. La critique
balzacienne d’aujourd’hui[2]
va beaucoup plus loin en faisant de
cette nouvelle une autoréflexion, à travers un jeu de miroirs, sur l’écriture
romanesque oscillant continuellement entre le pastiche et l’étude philosophique,
la parodie et l’entreprise noble.
Dans
un livre d’entretiens bien menés publié 2 mois après sa mort, Pierre Boulez
(1925-2016) s’attache à éclairer, à partir d’une perspective éminemment
moderne, le travail artistique. Interrogé par Michel Archambaud - à qui l’on
doit de riches conversations à bâtons rompus avec Francis Bacon - le musicien avant-gardiste et prestigieux chef
d’orchestre tient un propos qui ne nécessite point de connaissances techniques
et qui ne manque ni d’animation ni de passion. Tout en restant discret sur sa
propre œuvre, Boulez jette des lumières résolues sur les musiques d’hier et
d’aujourd’hui, sur leurs rapports à la littérature et à la peinture…
Des propos ingénieux et
pondérés tenus sur Kafka, Joyce, Artaud, Mallarmé, Klee, Pollock…, retenons une
référence pointue à Proust[3], auteur incontournable
dans un article sur musique et littérature. Si ce dernier a pu, dans La
Prisonnière, faire preuve d’une « intuition géniale » dans sa
relation de la manière dont Wagner a construit le IIIe acte de Tristan,
c’est parce qu’il appliquait le même modèle dans sa narration. Proust est
« l’équivalent de Wagner », dans la « façon de
proliférer » et le processus de la création: « Le leitmotiv du sommeil revient du début à
la fin de la Recherche et les leitmotive de la mémoire et de l’amour
reviennent comme une arche. »
Schoenberg disait de Webern qu’« il avait su
exprimer un roman en un seul soupir »[4].
Certains romanciers font l’inverse. L’ivresse continue que procure, par son
souffle et sa construction, Boussole de Mathias Enard (Actes-Sud, 2015),
récit imprégné de références et d’anecdotes musicales, l’illustre merveilleusement.
===
Note à Mathias Enard sur Boussole :
Tout au long de l’ivresse littéraire que procure la
lecture de Boussole, ivresse semblable à celle que donne l’écoute d’une
symphonie de Mahler ou de Tristan et Isolde, ivresse née évidemment du
style mais à laquelle ne sont pas étrangères les références et anecdotes
musicales, deux questions ne cessent harceler le lecteur critique comme la
question du « pourquoi ? » s’impose à la fourmi bergsonienne en
perpétuelle activité: 1. Dans ce récit à l’assaut de trois contrées, l’Ottomanie,
la Syrie et la Perse, en leurs musiques comme en leur histoire et géographie,
s’agit-il seulement d’ idées glanées par une vaste érudition ou d’une
quête originale de ce qu’est la musique,
de ce qu’est l’Orient proche et de ce qui les unit[5] ?
2. L’intrigue, une histoire d’amour
banale entre deux universitaires européens, n’est-elle qu’un fil reliant
diverses histoires savoureuses ou est-elle le prétexte à un souffle qui la
dépasse de toutes parts ?
On
ose à peine répondre à la première interrogation tant elle met en question le
roman. Mais les horizons toujours dépassés par l’œuvre, l’extrême Orient à distance
du proche, l’Orient étranger aux orientaux mêmes qui se profile, l’Orient de
l’Orient fait de drogues et d’hallucinogènes qui se découpe …tous ces plis ébranlent
les certitudes et donnent un caractère original et une profondeur fondamentale à
l’ouvrage. La référence au Docteur Faustus pour la musique va dans le
même sens. L’avenir dira le reste.
Quant
à l’intrigue, elle ne cesse de s’enrichir, de se dramatiser, de remonter du
fond à la surface (ou plutôt d’aller dans le sens contraire) et d’intégrer les
composantes du livre. Sur ce point, la réussite est totale.
Schoenberg
disait de Webern qu’« il avait su exprimer un roman en un seul
soupir ». Peut-être Mathias Enard avez-vous fait l’inverse.
Novembre 2015
[1] La musique a souvent inspiré la littérature: vies de
musiciens (Jean
Christophe de Romain Rolland, Le docteur Faustus de Thomas Mann…),
techniques musicales (Contrepoint d’Aldous Huxley, Moderato cantabile
de Marguerite Duras, Passacaille de Robert Pinget…), références à des
œuvres (La Symphonie pastorale d’André Gide, Aimez-vous Brahms ?
de Françoise Sagan…) Depuis quelques années, les écrits littéraires
abondent sur la musique : Pascal Quignard, Nancy Huston…
2. cf. M. Tilby : Balzac et le jeu parodique dans
« Gambara » in L’Année balzacienne, 2006/1 (no 7) et sur le
web.
[3] « Jamais, sans doute, le plaisir musical ne
fut mieux décrit et analysé que dans les pages d’Un amour de Swann
consacrées à la « petite phrase » et à la Sonate de Vinteuil, où Proust montre
la musique envahissant l’âme de l’auditeur, l’occupant toute entière, prenant
en charge le cours de ses idées pour un temps plié à ses méandres (…) Toute
tentative pour comprendre ce qu’est la musique s’arrêterait cependant à
mi-chemin, si elle ne rendait pas compte des émotions profondes ressenties en
écoutant des œuvres capables même de faire couler les larmes. »
Lévi-Strauss : L’Homme nu.
[5] Je découvre que cette question est posée
par Balzac dans Gambara d’une manière plus ample et plus profonde sur
toute œuvre qui se rapporte à la musique.
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