Assumer la
sauvegarde des mémoires comme activité créatrice, l’investir dans la
fidélité à des identités et des amitiés, l’inscrire dans des luttes politiques
renouvelées dont l’enjeu est clair et décisif, conserver à chaque patrimoine
son signe propre et sa valeur intrinsèque sous l’hégémonie vivante d’un combat
pour un Liban démocratique, souverain, uni et pluriel, voilà le projet, ses
prolongements et ses nombreuses facettes.
Un exemple parmi d’autres : Le livre de
l’indépendance paru en arabe en 1997, repris en français en 2002. Dans les
dernières années du 20ème siècle, le Liban est sous tutelle syrienne
et l’indépendance un souvenir estompé et un vœu pieux. Gébran Tuéni qui avait
milité les 2 décennies précédentes aux côtés du parti destourien ne joue aucun
rôle en novembre 1943, ce qui agace son fils aîné. Qu’à cela ne tienne, le
projet prend corps de mettre à la disposition des Libanais un livre mettant en
corrélation informations, images et documents capitaux, intégrant les faits dans
un récit qui relate les événements depuis les élections législatives et
présidentielles qui ont vu Béchara Khoury arriver au pouvoir, Riad el-Solh
former son premier gouvernement, prononcer sa déclaration ministérielle et
amender la constitution née sous le mandat français en 1926. Ghassan Tuéni (et
nous[1]
sous sa houlette) rend aux journées de novembre 1943 leurs multiples dimensions
sociétales et populaires –certaines largement inconnues-, les inscrit dans le
contexte régional et international, sans lui donner la prééminence. La
réhabilitation de l’événement avait opéré son retour dans la réécriture de l’histoire,
après avoir été écartée un temps par l’école des Annales. Le livre de
l’indépendance est un reportage où s’investit un art journalistique ;
il est une mise en narration où de nombreux « retours amont » donnent
à l’ouvrage la tournure baroque qui est propre au génie littéraire de Ghassan.
La remise en chantier d’une date qui restitue aux Libanais leur confiance en
leur unité et sa force s’est conjuguée avec son élan naturel de générosité et
d’invention. La mémoire a emprunté la voie de l’imagination et de l’action.
Ghassan Tuéni a veillé sur sa mémoire personnelle. Il a
tenu à regrouper, au fur et à mesure, en
livres et fascicules, ses plus importants éditoriaux, toutes ses interventions
parlementaires, ses projets ministériels, ses conférences multilingues, et même
ses poèmes d’écolier (1940-1943) écrits en français sous l’inspiration de
Baudelaire, des romantiques et des parnassiens. Il a relaté sous des formes
diverses son itinéraire journalistique et sa vie intellectuelle. Il est
scandaleux de voir aujourd’hui paraître des articles à son sujet qui ne font
aucun effort pour se reporter à ses écrits. Son activité de diplomate à l’ONU
au service de la République libanaise (1977-1982), publique et secrète, a été
sauvegardée et est disponible. Elle ne fait pas partie de son legs propre, mais
de celui de l’Etat libanais ; elle
restitue à chaque acteur de cette époque cruciale son rôle véritable.
Sa fidélité à la mémoire paternelle est à noter, consacrant
au fondateur du Nahar un ouvrage
très attractif par ses astuces éditoriales et réimprimant en fac similé une
année entière d’Al Ahrâr al mussawwara (1926). Sa déférence, il
la témoigne aussi aux grands journalistes libanais et à leur tête le couple francophone
ennemi, Michel Chiha et Georges Naccache,
éditorialistes de Le jour et de L’orient et partisans de 2
écoles différentes : l’écriture apostolique et le journalisme de combat. Grâce
en grande partie à ses efforts, nous pouvons lire en fac similé La revue
phénicienne (1919), Phénicia (1938-1939), Al Ma’rad (1921-1936)
et nous avons failli lire Al Makchouf , mais le projet se révéla trop
ambitieux. Son engagement dans le parti d’Antoun Saadé, dont il affirmait
paradoxalement ne pas savoir s’il en était toujours membre, a donné lieu à une
de ses plus belles conférences en 2004.
Sa profonde urbanité beyrouthine, il l’a montrée en
défendant le projet d’un Musée pour la ville, en cherchant à rénover et à
développer le musée Sursock, en soutenant des livres sur le Cénacle libanais de
Michel Asmar et Dar al Fann wa-l-adab de Jeanine Rubeiz. La restauration de la
cathédrale Saint Georges du centre ville dans une splendeur probablement inconnue
jusque là, la construction de la chapelle Nouriyyé relèvent tout autant de
l’attachement à Beyrouth et que de la religiosité profonde de Ghassan Tuéni
ancrée dans la grecque orthodoxie. El
Bourj, Place de la liberté et Porte du levant que nous avons dirigé ensemble en 2000 et qui fit appel à de nombreux
collaborateurs est un chant d’amour à une place où le vivre en commun et les
échanges commerciaux et culturels n’ont cessé d’affronter les défis et de s’opposer
aux formes d’oppression. Cinq années plus tard, les manifestations de la Place
même, désormais scrutée par l’immeuble
du Nahar, mettaient fin à l’occupation syrienne et
la mémoire s’appropria l’avenir, ou l’inverse. Nonobstant des faiblesses et les
crimes.
Nous n’avons évoqué sans doute qu’une infime
partie de ce que nous devons au grand Tuéni et loin de nous l’idée qu’il fût
seul dans ces combats ou qu’il faille occulter leur dimension collective. Reste
à dire un mot de ce joyau de l’édition libanaise durant plus de 2 décennies
(années 1986-2005), la collection PATRIMOINE conçue comme une Pléiade libanaise
pour les poètes et auteurs francophones. Les Œuvres poétiques complètes suivies d’un volume de prose de Nadia Tuéni l’inaugurèrent,
joignant l’élévation littéraire, la fidélité amoureuse, l’identité libanaise et
la langue de Rimbaud. Dans un format élégant, des présentateurs de qualité
s’associaient à des peintres pour souligner la beauté de l’œuvre et aider à la
situer. D’autres écrivains suivirent, oubliés, inconnus, méconnus,
introuvables : Fouad Gabriel Naffah, Evelyne Bustros, Chékri Ghanem, Fouad
Abi Zeyd, Georges Schehadé dont Gallimard n’est toujours pas prêt de réunir la
poésie et le théâtre. Il faut lire les lettres adressées par Laurice Schehadé,
elle aussi publiée en 2 volumes délicieux, à Ghassan Tuéni pour apprécier
pleinement le bonheur qu’amenaient aux auteurs encore vivants de telles
publications. Poésie d’Emile Aboukheir clôtura la collection et ce magistrat
bibliophile eut droit aux belles illustrations de ses éditions originales en tirage
limité. Patrimoine répertorié ? Patrimoine réinventé ? On ne saurait,
dans tous les cas, minimiser l’initiative fondatrice. Encore moins ignorer le
renouvellement perpétuel : la seconde édition des Œuvres de Nadia en opuscules séparés
(2001) est plus probante que la première et le livre d’Emile Aboukheir brille
d’un feu somptueux.
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Ghassan Tuéni était un auteur
parfaitement trilingue. Ses principaux combats furent livrés en arabe et c’est
dans cette langue que sa pensée eut le plus grand impact. Mais je voudrais, en
ce mois de la francophonie et à mes risques et périls, affirmer que la langue
la plus proche de son cœur était le français, langue de ses premiers poèmes, de
ses premières chroniques artistiques, des recueils de Nadia et des Fleurs du
mal.
Je crois qu’elle lui accordait, jusque dans l’écriture politique et historique,
une relative distance apaisante dont le privaient le pragmatisme anglo-saxon et
les nécessités du pugilat arabe. Wallahou a‘lam, disaient les chroniqueurs.
1 comment:
Bonjour,
je lisais votre article sur la collection du patrimoine que dar an nahar avait publiee il y a quelques annees, et je me demandais qui avait ecrit l'introduction ou le texte de presentation du volume Poésie d’Emile Aboukheir paru dans cette collection.
si vous avez vous meme cette collection vous pourriez peut etre me renseigner a ce sujet.
merci d'avance
amalia baka
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