GOYA: Lutte dans le sable voulant |
Quand Samir Franjieh m’appela
il y a quelques mois, à l’occasion de l’hommage
que je lui ai rendu après la réception de la légion d’honneur, et paru dans L’Orient-Le
Jour (11/10/2016), il commença par dire : « il n’est pas dans
l’habitude d’un zghortiote de remercier un zahliote, mais je vais, pour une
fois, déroger à la règle! » Son profil taquin ne démissionnait
jamais et c’était un trait propre à lui, avec les amis qu’il ne voyait pas
continuellement, de renouer par une plaisanterie qui marquait une vérité et sa
caricature, une appartenance et la distance et qui pointait, dans l’assiduité,
les origines. Nous nous étions connus, après le cataclysme arabe de 1967, comme
appartenant à des groupuscules venus de deux centres chrétiens et cherchant
dans la radicalité marxiste un baume aux malheurs et le plus adéquat des instruments
de combat. Les voies ne cessèrent de diverger et de se rejoindre, l’étoile de
Samir ne cessa de monter dans le firmament beyrouthin et national, et lui de se
montrer plus pugnace dans le militantisme et la presse. Bien qu’il fût presque
toujours difficile à « attraper », il ne s’abstenait jamais, dans la
limite de ses moyens, de prêter main forte aux demandes. Son autorité morale
couvrit précocement les protestataires issus des groupes d’allégeance au
Régime, et la force de son argumentation lui donnait une place à part parmi les
fils des familles et seigneurs politiques.
De
la prime période, ce souvenir si propre à son décor social : arrivé tôt
dans l’appartement de Samir près du Musée pour être sûr de le coincer, j’y découvre,
dans l’attente de son réveil, un Amine Maalouf carré et exalté. Le jeune bey
nous reçoit couché dans son lit couvert d’une large fourrure et, écoutant Amine clamer
un article (ou un tract), distribue avec hauteur et naturel ses remarques et
corrections.
***
Il y a peu de temps, lors d’un colloque tenu pour évaluer
les accords de Taëf (1989) un quart de siècle après leur conclusion, je
modérais un débat auquel participait Samir. Un intervenant de la salle, qui ne
manquait pas de corpulence, prit à partie son papier et défendit
solennellement le projet dit
grec-orthodoxe de loi électorale. Samir sortit de son calme habituel et
défendit avec véhémence la citoyenneté (et non le communautarisme) comme
fondement constitutionnel de tout vote. On eut soudain l’impression que le
contradicteur prit peur et il se confondit en excuses. Le bey adorait la
relation de cette scène et me la fit répéter à Samer. La question
demeurait : d’où venait la force de Samir, cette aura qu’il eut d’emblée
et qui ne fit que s’affermir?
Samir Franjieh joignait à une « légitimité »
politique (mythique ou réelle) une rébellion profondément justifiée et bien
argumentée. Il put par la suite incarner sa communauté tout en combattant
« ses » options majoritaires. Au service de ce socle qu’il ne reçut
que pour l’élargir et le réinventer, il mit une volonté hors-pair pour imaginer
des voies et des issues alors que les embûches et les impasses se
multipliaient. Homme d’ouverture et de dialogue attaché à une justice sociale
étendue à tous les citoyens (son legs de gauche), il ancra ses buts dans la
quête d’un Liban réconcilié et indépendant, libre et démocratique, arabe et
méditerranéen. Il ne pouvait faire adopter ses choix, ou faire progresser des
solutions, qu’en inspirant une confiance absolue dans son intégrité politique
et morale et dans son intelligence aiguë, ce dont il s’acquitta. Son courage
politique, comme son courage face à la maladie, mesurent une force prodigieuse.
Partant après Ghassan Tuéni et Fouad Boutros, Samir Franjieh emporte avec lui une part du
fil d’Ariane qui sert à conduire patriotes et amis dans le dédale libanais.
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