La "sentence orientale" de La Peau de chagrin due à Hammer-Purgstall |
Quand passion et
rigueur, beauté et vérité font cause
commune
Pierre Larcher: Orientalisme
savant Orientalisme littéraire, Sept essais sur leur connexion,
Sindbad Actes sud, 2017, 238pp.
Voltaire a-t-il lu Le Coran et s’est-il inspiré de quelques
épisodes d’une de ses sourates, « La caverne » (al-kahf), pour
le chapitre « L’hermite » de son conte philosophique Zadig (1748)?
Non seulement nous avons droit, dans le texte de Pierre Larcher, à un
répertoire historique des traductions du livre saint en langues consultables
par Voltaire, à un état précis et comparé des textes en question, à la piste
qui a pu servir de l’un à l’autre…Mais certains éléments mis à jour nous mènent
plus loin que la source supposée vers une origine orientale dont la variante
coranique n’est qu’une version. Et l’enquêteur de conclure : les histoires
circulent librement et se jouent des frontières linguistiques, religieuses,
spatiales, temporelles comme des limites du sacré et du profane.
Cette investigation précède six autres, dont deux inédites.
Elles sont classées selon l’ordre chronologique de leur objet. Où Goethe a-t-il
puisé le « chant de la vengeance » du poète arabe antéislamique
Ta’abbata Sharran qu’il a adapté en quatrains libres dans son Divan
occidental-oriental (1827) ? Qui est cet Ernest Fouinet dont Victor
Hugo dit qu’il a mis « une érudition d’orientaliste au service d’un
talent de poète » et enrichi Les Orientales (1829) d’une précieuse petite
anthologie de la poésie arabe archaïque ? Pourquoi la « sentence
orientale » de La Peau de chagrin (1831) de Balzac est-elle en
arabe alors qu’elle est présentée comme « sanscrite » ? Comment
est-on passé du poète ‘Antara à la sîra (geste) de ‘Antar puis à la
pièce de Chekri Ghanem (1910) ? Quel crédit donner aux
« arabisations » - revendiquées par Aragon surtout en ce qui concerne
les temps verbaux- de son écriture, de « Bouée » (1923), poème surréaliste
de jeunesse, au Fou d’Elsa (1963)?
Pierre
Larcher professeur de linguistique arabe à l’université d’Aix-Marseille, et surtout l’inégalable passeur de la poésie
arabe préislamique en français, met ici
en lumière quelques uns des fondements de ses interprétations sur les plans
linguistique et stylistique. Posant des questions précises, en relation avec
l’histoire littéraire mêlée à l’Orient et cherchant à y répondre, il déploie
une telle érudition et fait montre d’une si ample minutie que l’intérêt de son ouvrage
dépasse de loin les sujets abordés et touche aux fondements grammaticaux (la
différence entre les systèmes verbaux sémitique et indo-européen…). On y trouve
en filigrane l’esquisse d’une histoire de la pénétration de la poésie (et des
récits) arabes en Europe et le récit d’un orientalisme à l’assaut de la
littérature arabe. De la collecte des
données, on est allé à la méthode
historico-critique. Mais pour faire passer une poésie lointaine dans l’espace
et le temps, il faut la « chaleur » d’un Goethe, la sympathie d’un
Fouinet… Ce dernier tire profit de « l’étude longue, intelligente,
approfondie de la langue » produite par Silvestre de Sacy et note:
« un poète ne peut être rendu que par la poésie, dans quelque langage que
ce soit ». Antoine Galland (1646-1715) reste le prototype de ceux
qui ont conjugué orientalisme savant et orientalisme littéraire, réunissant les
Mille et une nuits et produisant une œuvre de belle qualité.
Larcher
ne cesse de s’opposer à la vision que donne de l’orientalisme Edward Said et la
juge essentialiste et lacunaire,
s’arrêtant à 2 siècles (19e-20e) et à 2 langues (le
français et l’anglais), ignorant des travaux rédigés en latin remontant à la Renaissance et la dimension
européenne de la recherche où les Allemands sont en bonne place. Un
Hammer-Purgstall (1774-1856), que Balzac a rencontré à Vienne, a traduit le
persan Hafez, le turc Baki, Mutannabbî , Ghazali…Il n’est jamais mentionné par
Said alors qu’il est une « interface » entre les 2 orientalismes et qu’il l’est à l’échelle
du continent.
Dans le septième et dernier chapitre, et comme pour
souligner une omission d’Edward Said, pourtant « musicologue reconnu »,
Larcher esquisse un tableau historique de la présence de l’orient sur la scène
lyrique depuis Monteverdi. Après une période de références aux croisades et
« croissantades », les « turqueries » s’installent. Suite
aux défaites ottomanes (1529, 1571, 1683), les sultans ne font plus peur et le
Turc peut faire rire. Les visites d’ambassadeurs sont assez rares pour donner prétexte
à moquer les prétentions nobiliaires de la bourgeoisie. Dans L’Enlèvement au
sérail (1782) de Mozart, non seulement le « sujet est turc »,
mais aussi le motif de la musique inspiré de celle des janissaires, avec
instruments à percussion ; il est « récurrent de l’ouverture au
finale et ‘rythme’ l’opéra.» Mais cette œuvre, à l’instar d’autres, révèle une
autre facette de l’époque, la piraterie et la captivité d’Européens « en terre
d’islam ». Par la suite, ou le livret authentiquement « oriental »
n’accompagne pas une musique « orientalisante » (Abu Hassan,
1811, de Weber), ou les « arabismes » de l’un -marqués par
« l’expérience maghrébine » française- répondent aux
« arabesques » de l’autre (Mârouf, savetier du Caire (1914)
d’H. Rabaud, ou, comme dans Djamileh (1872)
de Bizet se manifeste un « emploi discret de la gamme arabo-andalouse. » Enfin,
Le Roi Roger (1926) de K. Szymanowski (1882-1937) a pour théâtre la
Sicile médiévale imprégnée de grécité, de christianisme et d’islam ;
le rayonnement de cet opéra complexe ne cesse de s’étendre et ses
interprétations se succéder.
On peut regretter certaines assertions de Pierre Larcher
qui ne relèvent pas de son domaine propre : « Entre la Grande Syrie
et le petit Liban, c’est une troisième voie qui fut choisie : celle du
Grand-Liban, dont l’histoire ultérieure devait montrer que c’était la
pire… » On peut rejeter sa roideur envers Aragon dont il ne
« sait » pas « s’il fut ou non un grand poète »…Mais on ne
peut qu’être ravi de l’avoir accompagné dans des enquêtes où il a su conjuguer
l’orientalisme savant et l’orientalisme littéraire et montrer combien passion
et rigueur, beauté et vérité sont à même de faire cause commune.
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