Robert Solé: Ils ont
fait l’Egypte moderne, Perrin, 2017, 400pp.
L’Égypte
n’en a jamais fini avec Robert Solé et il n’en a jamais fini avec elle. Dans ce
pays où ses parents de racines syro-libanaises vinrent, il passa enfance et
jeunesse. De le quitter pour la France où il fit une brillante carrière
journalistique, principalement dans Le Monde, ne l’empêcha pas de lui
porter un amour qui se renouvelait livre après livre, fiction avant
enquête. Il faut aussi dire que cet attachement coïncide avec ce qu’il nomme « passion française » et garantit l’éditorial succès.
On
pouvait craindre pour ce volume, qui va jusqu’à la présidence d’al-Sissi, de
s’attaquer à des périodes trop récentes pour n’avoir pas été suivies de près
par les lecteurs de l’ère mondialisée. Il n’en est rien tant Solé parvient avec
finesse à relier des éléments sociétaux disparates et à fournir des synthèses
originales quand la plupart des faits
relatés sont connus.
Partant
du changement d’image de l’Egypte passée en quelques années d’un havre de paix
aux splendides vestiges historiques à un pays imprévisible et inquiétant, où le
mécontentement populaire ne cesse de se manifester et où sévit le terrorisme,
le livre choisit de revenir amont et de prospecter les 2 siècles qui vont de
l’expédition française de 1798 à nos jours, et qui ont permis à l’Egypte
d’entrer dans la modernité et de retourner dans l’histoire. Cette décision amplement
justifiée élit 20 personnalités éminentes pour raconter la période retenue.
« Ils », ce sont des étrangers (Bonaparte, Méhémet Ali ‘un turc de
Macédoine’, Lord Cromer), des politiques essentiellement (Ismaïl, Orabi, Zaghloul, Fouad I, Hassan
al-Banna, Farouk, Nasser, Sadate, Boutros-Ghali, Moubarak, al-Sissi), des
intellectuels (al-Tahtawi, M. Abdou, Taha Hussein, N. Mahfouz), des femmes (la
féministe Hoda Chaarawi et la chanteuse Oum Kalsoum). On peut certes regretter l’absence d’un poète
(Ahmed Chawqi, pour ne citer que lui), d’un cinéaste ou d’une actrice…mais le
choix non seulement se défend mais permet à l’auteur de gagner plusieurs paris.
« Cela me dispensait de chercher à tout dire…avec le risque de tout
survoler ». Surtout, cette option permet de ne négliger aucun aspect de la
société (démographie, politique, économie, inégalités sociales, idées, culture,
arts…) Elle n’exclut pas, aussi, d’évoquer peu ou prou, dans les chapitres, des
personnalités qui ont joué des rôles importants sans figurer dans la
nomenclature : Moustafa Kamel comme militant nationaliste, Qassem Amin
comme théoricien de la libération de la femme, Mohamed Abdel Wahab comme
musicien et chanteur…et autres égyptiens d’influence.
Quand
Bonaparte débarque en Egypte, la province ottomane en proie à la turbulence des
Mamelouks locaux n’a plus rien de sa gloire ancestrale et compte un peu plus de
4 millions d’habitants, en majorité des paysans misérables exposés à de graves
maladies et aux épidémies dévastatrices. Les Français la quittent au bout de 3
ans, après des péripéties sanglantes ou grotesques, sans y avoir établi
« aucune institution, aucun corpus législatif ou réglementaire, aucun
monument susceptible de perpétuer l’idée que des ‘Lumières’ et de la modernité
pouvait procéder (sa) régénération » (A. Raymond). Mais la société est
« bousculée » ; le régime de la propriété foncière et le système
politique prévalents ont vécu. La voie est ouverte aux changements.
La
science de ce fin connaisseur de l’Egypte profonde et de ses rouages qu’est
Robert Solé est d’éclairer ces zones historiques grises qu’on croit connaître
sans vraiment les saisir avec précision. Qu’en est-il de tous ces titres donnés
aux potentats : wali, vice-roi, ‘aziz, khédive, sultan, roi ? Quel
ordre de succession a régi la dynastie de Méhémet Ali ? Comment s’exerçait
l’autorité, fût-elle nominale, d’Istanbul ? A quel contexte répondit l’occupation militaire britannique et
quelles en étaient les limites? D’où vient la prépondérance culturelle
française dominante jusqu’aux premières années du nassérisme ? Quelle
autorité revenait véritablement à l’Egypte au Soudan et aux contrées
voisines ?
Plus
qu’à la réponse nette à ces questions et à bien d’autres, la compétence de
l’auteur se manifeste dans ces bilans contrastés dressés à toutes les
personnalités historiques étudiées. Cela ne vaut pas seulement pour Méhémet Ali
grand réformateur et potentat oriental, mais pour Cromer, Nasser, Sadate,
al-Sissi. On découvre des ombres à Zaghloul comme des qualités à Ismaïl, Fouad
et Farouk. Le premier était « honnête, courageux, loyal, patient,
travailleur, patriote, un homme plein d’humour, un époux admirable », mais
il s’est désolidarisé de Taha Hussein accusé d’apostasie et a laissé se
développer un culte de sa personnalité. Ismaïl jetait de l’argent par les
fenêtres, mais a « en 16 ans de règne, accru d’un cinquième la terre
cultivable du pays, multiplié par 3 le montant des exportations, réalisé un port
moderne à Suez(…) »
L’art
de Solé est dans une narration vivante qui, tout en recueillant les données
avérées, sait incruster le récit de noukat populaires et de détails
vifs, ce qui le rend toujours attachant malgré le sérieux de l’analyse et le
tragique du sort d’Oumm al-dunnyâ.
Ils
ont fait l’Egypte moderne, affirme
le titre. Sans doute l’ont-ils aussi défaite. Il suffira, pour s’en
convaincre, de lire l’ouvrage.
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