Sunday 23 October 2011

FAISEUR DE RÉALITÉS: SUR MOHAMMAD EL RAWAS


LIMINAIRE
Faiseur de réalités, Maker of Realities, Mohammad El Rawas, Antoine Boulad, 2011, A. Antoine.
Des images dans des images pour parachever la toile, les nuances de la carnation sur des lumières bleues soulignées de notes grises pour enchanter la composition : les œuvres récentes (2008-2010) de Mohammad el Rawas ne cessent d’enrichir et d’émonder un cheminement artistique déployé tout entier sous le signe de la rigueur. Envoûtement immédiat, méticulosité et clôture artistique sont les termes clefs de cette peinture, mais leurs relations sont loin d’être simples. D’où la haute tenue de l’œuvre, d’où ces mots essentiels du poète Antoine Boulad pour l’accueillir, en (re)produire la (dé)mesure, croiser le fer avec « l’allié substantiel » selon les termes de René Char, l’attraper au lasso selon sa propre expression.
Hegel a fait de la peinture un art médian entre l’architecture et la sculpture, arts de l’extériorité et de la spatialité, la musique et la poésie, arts de l’intériorité. Rawas fait appel à tous les moyens et matériaux de la peinture ancienne et moderne pour arracher la création picturale à son insularité esthétique, gardant le bleu comme témoignage de la séparation maritime. Résolument moderne, il tente d’intégrer les grandes périodes historiques de sa discipline et tous les arts sont présents sur ses surfaces, les plans et maquettes, comme la statuaire, comme les mots. Sa peinture n’est ni un art parmi d’autres, ni un pont des arts, mais un carrefour giratoire à la limite du tourbillon. La tension permanente et secrète de la toile s’en délecte. L’accélérateur et les freins sont appuyés ensemble. L’enchantement général et premier est démonté par ce qui le mine, le trouble, l’empêche, l’interdit.
Tous les arts sont présents sur la surface un peu épaissie mais toujours vibrante de couleur de Rawas, mais ils y sont à leur place dans une peinture qui ne s’est jamais autant voulue l’art majeur. L’architecture est un élément blanc d’arrière fond ou de coté ; la poésie, art hégélien suprême, est détrônée et refusée comme telle pour faire place à une poésie au rabais, jeux de mots, slogans ou anti slogans, titres intégrés et affichés. Rien ne peut supplanter la peinture, rien n’équivaut à une visualité à l’apogée de ses puissances.
L’importance du verbe d’Antoine Boulad est ici capitale : découvrir une poésie de la toile qui échappe à ses mots, la refuser où elle se déclame pour la saisir où elle ne semble pas être, exprimer ce qui se dispense généreusement mais qu’on peine à dire. Tout comme la poésie, la musique et l’architecture sont bien plus dans la composition picturale que dans la place à eux sagement (ou follement) indiquée. Témoin ces Las Meninas toujours déjà revisités, infiniment à retrouver sous une maison corbuséenne et par une danse solitaire en miroir. Indice ces strophes concises d’un poète qui n’a consenti à ne plus revendiquer « le ministère de l’intérieur »* que pour
Le strict nécessaire :
Le monde entier des choses
ressaisi à travers le peintre.
L’œuvre de Rawas est essentiellement plastique. Elle n’est ni morale, ni politique, ni religieuse, ni psychologique. Malgré un discours qu’il lui arrive de tenir, elle ne se met au service d’aucune libération, et n’est ni pour ni contre les traditions. Elle enchante et barre tout enchantement par ses moyens propres qu’elle ne cesse d’étendre, de maîtriser et de mettre en procès. Une esthétique qui équivaudrait à une anthropologie fondamentale si elle ne se ramifiait dans une représentation du monde menacé par lui-même, par ses clonages, sa géométrisation, sa mécanisation et jusque par ses nobles idéaux, sa haute culture et sa jouissive luxure. No Exit, semble dire chaque composition : à la mi-journée de toutes les saisons les femmes sont belles et sensuelles, mais leurs seins absents sont d’un métal ténu au milieu de poupées de plastique et d’autres semblances d’instruments et de maisons. La silhouette des arbres redessinés par le peintre dans un esprit mécanique est ensorceleuse, mais les grands nus de la tradition classique vont connaître un démembrement fatal. Jamais peut être autant d’enchantement visuel n’a été accouplé à une vision aussi sombre, rarement les éléments sourdement bellicistes du chaos universel et actuel ne figurèrent dans une si harmonieuse entente.
Avons-nous donné de Rawas une interprétation trop personnelle, l’avons-nous acculé à des limites auxquelles il échappe par mille chemins de traverse (dont l’humour et l’ironie maniés avec doigté)? Peut être. Mais on ne peut que saluer une œuvre enchanteresse et recherchée dans ses moindres détails, indomptable par le spectateur et par là négatrice de la double présomption de la toile à la transparence absolue et de l’artiste à l’omnipotence et l’omniscience divines. Nourrie des exigences du peintre, de son ambition et de cette grâce d’émerveiller qui est un peu son secret, l’œuvre vit désormais de sa vie propre. Au voisinage d’une amitié qui l’interroge et le fera indéfiniment.
Farès Sassine
Le 14 août 2010

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