Thursday 7 May 2020

SCHOPENHAUER, L’ATTRAIT DU DESESPOIR







Arthur Schopenhauer: Parerga et paralipomena, Edition établie et présentée par Didier Raymond, Bouquins Robert Laffont, 2020, 1088pp.


          Je dédie ce texte à la mémoire du professeur Henri Birault dont les cours magistraux à la Sorbonne dans les années 1969-1972 parlaient si justement de Nietzsche et de Schopenhauer et opposaient à merveille le pessimisme de ce dernier à l’optimisme de Leibnitz tout en montrant la parenté des deux pensées. La philosophie de Nietzsche serait « une monadologie délirante ».

  
          En 1851, paraît en 2 volumes l’ouvrage d’Arthur Schopenhauer (1788 - 1860) Parerga et paralipomena. Le titre réunit des termes grecs peu usités, et qu’on peut traduire par « Accessoires et Restes » ou, plus simplement par « Suppléments et omissions ». Il n’empêche pas le succès du livre et met fin à la traversée du désert de l’auteur dont l’opus majeur Le Monde comme volonté et comme représentation (1819) a été accueilli avec indifférence[1]. A l’époque, Hegel est le penseur officiel de l’Allemagne. Schopenhauer qui estime que son système est « une forme de verbiage particulièrement néfaste »  se rend à Berlin en 1820 pour le défier et place ses cours aux mêmes heures; l’échec est affligeant et se répète en 1827. Cela l’incite à rompre tout lien avec le monde enseignant et à critiquer violemment dans un pamphlet La philosophie universitaire, ce dont elle lui tiendra compte. Il s’éloigne, à l’instar de Kant de toute vie sociale, connaît des déboires amoureux et publie jusqu’en 1850 un ensemble d’ouvrages remplis d’amertume et de rancœur ; ils forment l’essentiel des Parerga… et lui assurent la reconnaissance. Le livre  accueille sa théorie du pessimisme et sa métaphysique du beau ; il réunit des  textes sur le penser par soi même, les écrivains et le style, la lecture et les livres, la religion, le christianisme, le suicide, l’histoire de la philosophie, Ethique, droit et politique, l’éducation …Les contributions ont leur pertinence et leur originalité. Elles sont liées par des fils ténus et se nourrissent de sa philosophie. La somme  ne reformule pas de manière autre sa pensée, mais lui ajoute et en dessine de nouveaux prolongements.
          La première et suffisante règle d’un bon  style est d’avoir quelque chose à dire (Nietzsche met le sien au rang de celui de Goethe et de Lessing et affirme qu’il sait « émouvoir sans rhétorique »). Schopenhauer (si cultivé et maître de l’insertion de ses citations, selon Proust) est contre les textes indigestes, l’érudition boulimique, la recherche effrénée de références livresques : la lecture dépossède de la réflexion spontanée et personnelle. La femme n’est pas faite pour être heureux, elle est un piège de la nature pour la  reproduction ;  ruineuse par les dépenses et pertes de temps, elle devient laide et acariâtre avec l’âge. D’où le plaidoyer pour le célibat : l’homme, un être incapable d’amitié,  est une catastrophe qui doit s’assumer seul. La misogynie prolonge un pessimisme radical. L’insupportable est le malheur d’être né : « la vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais » et rien ne peut racheter la somme des souffrances, des frustrations qui pèsent sur la totalité d’une existence. Le bonheur est une valeur négative, il s’identifie avec l’absence de souffrance. Didier Raymond écrit : « Rarement une philosophie aura créé autant de plaisir en décrivant autant de malheurs, en conférant enfin une certitude philosophique au sentiment de désespérance, d’extrême lassitude de l’existence.»
          Pour ne pas disséminer la pensée de Schopenhauer en un ensemble d’opinions originales reprises et célébrées par des écrivains et artistes (de Wagner à Charlie Chaplin, de Proust à Kafka…), il faut les enraciner au cœur même de sa réflexion exposée dans Le Monde comme volonté et comme représentation  écrit à 31 ans. Il faut d’emblée dire qu’il ne s’agit pas, comme certains ont voulu l’amoindrir[2], d’une Weltanschauung  (Vision du monde), mais d’une philosophie au sens fort du terme: radicale, totalisante, vigoureusement argumentée.  Nietzsche n’a fait que la reprendre en renversant « dans le sens affirmatif toutes les problématiques ascétiques, pessimistes et négatrices de Schopenhauer. Le dionysiaque, c’est le tragique schopenhauerien transmué en affirmation et belle humeur. » (E. Blondel)[3]
Schopenhauer cherche à recueillir les fruits de la Critique de la raison pure de Kant. L’ouvrage porte un coup fatal à la métaphysique allemande,  interdit tout rapport à la transcendance et rend caduque toute tentative de l’idéalisme postérieur (fichtéen, schellingien et hégélien) à retrouver l’absolu. Schopenhauer rassemble, sous le nom de principe de raison suffisante, les a priori kantiens (l’espace et le temps, la causalité, les formes logiques du raisonnement, la causalité de la volonté) mais s’écarte du maître en proclamant la supériorité de l’intuition sur le concept et en identifiant la chose en soi avec le vouloir-vivre. Ainsi au-delà de la représentation soumise au principe de raison, la chose en soi reste accessible  non comme un double du phénomène mais dans l’expérience étendue à toute la vie affective, au corps saisi subjectivement. A la dualité de l’esprit et du corps, le philosophe substitue celle de la volonté et de la représentation. Le monde entier est pensé comme volonté; elle est présente dès les minéraux et chez les animaux, mais avec l’homme, le raisonnement et le langage, elle se double d’un intellect à son service. Outre la source kantienne, Schopenhauer s’est nourri de la physiologie de son époque et retient pour la vie la définition de Bichat : « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». « La vie, le vouloir, la chose en soi ne font qu’un, et l’individu n’en est que la manifestation », note Raymond. La volonté est une force dépourvue de but et privée de sens, basculant de la souffrance à l’ennui ; elle s’objective au plus haut point dans l’homme, conformément au principe d’individuation, en particulier en son trait le plus constant, l’égoïsme qui n’assume que la réalité du moi, annule autrui, est à l’origine des maux.
Cette philosophie n’est ni une ‘destruction de la raison’(Lukacs), ni un romantisme ‘morbide’ (B. Croce). Elle donne naissance à une morale et à une esthétique. La première est faite d’ascèse, de renonciation, de pitié: ne pas transmettre la vie; abandonner la tromperie du bonheur; être juste et ne point léser; compatir pour s’arracher à soi, refuser le ressentiment et la haine issus du vouloir-vivre. Plus proche des religions de l’Inde que des eschatologies monothéistes, Schopenhauer ne conçoit la délivrance que dans la négation du vouloir-vivre par lui même. Le moi seul est apte à abolir le moi, la volonté ne se manifestant que dans l’individu et n’étant entière qu’en lui. Il ne s’agit pas de la détruire une substance mais d’accomplir un acte : « ce qui jusqu’ici a voulu ne veut plus. »
Le rapport à l’œuvre d’art est plus qu’un plaisir,  un mode de connaissance intuitif qui libère des obligations du vouloir-vivre et surpasse les concepts. L’art arrache son objet au flux des choses, le rend « un équivalent du tout », saisit ce qui est « infiniment multiple dans le temps et l’espace, s’attache à cette chose singulière ; il arrête la roue du temps ; les relations disparaissent pour lui : l’essentiel, l’Idée, est son seul objet. » Nous voilà plus proches de Platon que de Kant, un Platon quelque peu distordu. Par ses références, par ses influences[4], par sa teneur,  l’esthétique de Schopenhauer mérite d’amples développements.    
      


     
        

 



[1] Goethe et Jean Paul furent les seuls à dire leur admiration.
[2] Des épigones de Heidegger.
[3] In Dictionnaire Nietzsche, Dr. Dorian Astor, Bouquins Robert Laffont, 2017. C’est Schopenhauer qui a arraché Nietzsche à la voie de la philologie pour l’engager dans celle de la philosophie et il semble que ce dernier n’ait connu les philosophes que par le premier, le seul qu’il ait véritablement lu.  
[4] Il est curieux de noter que Wagner qui a fait plus que tout autre pour la réputation de Schopenhauer ne l’a fait qu’au prix de deux méprises : « rien n’est aussi contraire à l’esprit de Schopenhauer que ce qu’il y a de proprement wagnérien chez les héros de Wagner : j’entends l’innocence de la suprême avidité de soi, la croyance à la grande passion comme étant le Bien en soi, en un mot le caractère siegfriedien dans la physionomie de ses héros.» (Nietzsche, Le Gai savoir) ; Schopenhauer n’aime pas la musique de Wagner à qui il conseille de renoncer à composer et de rester poète et demeure fidèle à  Mozart et Rossini. En peinture, sa préférence va à Raphael. 

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