Rémi Brague: Le propre
de l’homme. Sur une légitimité menacée, Flammarion, 2013, 268pp.
Qu’en est-il de « l’humanisme » à l’heure où la
« légitimité » de l’homme est menacée, autant dans les faits que dans
la théorie ? C’est à un vaste périple que nous invite, pour répondre à
cette question, Rémi Brague car, partis d’une idée et de situations historiques
déterminées, nous retrouvons, au bout du parcours, la totalité de l’être. L’auteur,
philosophe catholique et professeur à la Sorbonne et à Munich, est un spécialiste
reconnu de la pensée
médiévale arabe
et juive, un grand connaisseur de la philosophie grecque et il a pratiqué de
près Heidegger, Leo Strauss et bien d’autres modernes. Sa maîtrise de nombreux
domaines, doublée d’une vaste érudition, donne à son étude son importance et sa
foisonnante richesse.
Le
terme « humanisme », pour nommer l’étude et le soin de l’héritage de
l’Antiquité, commence à prévaloir à partir de 1841. Il vise ce trait de la
Renaissance italienne (l’humanitas latine traduisant la paideia grecque)
qui tend à l’épanouissement de
l’humanité de l’homme par la formation classique. L’humain, adjectif biface auquel
Brague veut être plus attentif qu’à l’homme, a toujours été plus de l’ordre de
la norme que de la constatation. Mais aujourd’hui c’est comme valeur même qu’il
est menacé. Comment en est-on arrivé à ce tournant ?
Quatre
étapes servent à retracer l’idée humaniste ; elles se suivent et
communiquent mais chacune marque un saut par rapport à celle qui la précède.
Dans la première, essentiellement grecque et aristotélicienne, l’homme marque
sa différence par rapport aux autres espèces (animal raisonnable et politique,
traits d’anthropologie physique…) La deuxième lui sert à marquer sa
supériorité, à lui donner une dignité ; il réalise le mieux l’intention de
la Nature qui le rapproche du divin ; elle est à la fois grecque (Plotin)
et biblique (Les Psaumes et l’Incarnation). Avec Bacon et Descartes au
début du XVIIe siècle, on parle désormais du « règne de l’homme » et
de celui-ci « comme maître et possesseur de la nature ». Si dans
cette étape la référence à Dieu est encore présente, il n’en est pas de même
dans la quatrième, celle d’ «humanisme exclusif » qui se met en place
au XIXe siècle et qui fait sienne la reprise par le jeune Marx (1841) de la
réponse de Prométhée à Hermès dans la tragédie d’Eschyle: « En un mot, je
hais tous les dieux ! »
Contre
le tissu fusionnel des précédentes significations, le « détricotage »
de l’humanisme se fait en trois étapes qu’un chapitre parcourt rapidement et en
sens inverse de leur apparition : 1. Loin d’être le maître et possesseur
de la nature, l’homme est une menace pour l’environnement et devrait mieux
veiller à sa propre survie comme à celle des autres espèces. 2. Loin d’être le
meilleur vivant sublunaire, l’homme, seul animal omnivore, menace la vie. Des
auteurs (le jeune Flaubert) ou des personnages de romans (Döblin, D. H.
Lawrence…) voient mieux la Terre sans lui et sans sa continuelle destruction.
3. Enfin, c’est « la fin de l’exception humaine » par la
vulgarisation médiatique, et quelque peu joyeuse, de données biologiques qui
immergent « le singe nu » dans les espèces proches.
C’est
la quatrième étape, celle de l’ «humanisme exclusif », qui a été la moins
contredite notamment dans son exclusion du divin et c’est à elle que Brague s’attèle
concluant à l’échec de l’humanisme athée. « L’athéisme est incapable de
répondre à la question de la légitimité de l’homme. » Sans le Dieu de la
Bible, en sa lecture juive ou chrétienne, et sans le « divin » (theion)
« dans le style de la philosophie grecque », ni l’homme, ni l’humain
surtout, ne peuvent trouver un fondement théorique et la baisse du niveau
d’humanité voire la destruction de l’homme deviennent des effets certains.
Pour
légitimer l’humain, il faut retrouver la valeur de ce qui est.
Dans ce but, il ne sert de rien de
revenir aux sciences de la Nature qui pour être payantes par leurs
applications techniques et fascinantes par leurs perspectives ouvertes
ne sont pas intéressantes en ce
qu’elles ne répondent pas aux « questions constitutives de
l’humain ». Une lecture du premier récit de la Création dans la Genèse
s’impose où ce qui est créé est affirmé « bon » et même « très
bon ». Le tout se légitime donc et éminemment celui qui en a
conscience, l’homme. Les commandements qu’il reçoit ne visent qu’à lui demander
d’être ce qu’il est. Il fournit, par ailleurs, la seule image qu’on a de
Dieu.
Au
bout d’un parcours toujours enrichissant, l’impression que nous retenons de ce livre est que nous avons affaire à deux
ouvrages reliés certes par mille liens, irrigués par une vaste culture et
intégrés dans un plan net, justifiable et justifié, mais d’inspirations bien différentes. D’une
part, une mise en place historique de certains concepts et des cadres dans lesquels
ils s’impliquent et une analyse rigoureuse d’auteurs tels Foucault et
Blumenberg. D’autre part, un champ de pensée illimité surprenant par ses
retours et passages et débouchant sur une exégèse philosophico-religieuse. Mais
comme ce livre, regroupant des textes d’origine diverse, se présente comme un
« satellite » d’un ouvrage plus développé et « plus
prudent » à paraître, Le Règne
de l’homme, nous espérons que dans
l’Opus magnum la scission se fera moins sentir.
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