Monday 10 February 2014

UN VOCABULAIRE POLYPHONIQUE DE HEIDEGGER




Le Dictionnaire Martin Heidegger, Vocabulaire polyphonique de sa pensée sous la direction de Philippe Arjakovsky-François Fédier-Hadrien France-Lanord, Cerf, 2013, 1456pp.

          Peut être faut-il partir de l’entrée « Salah Stétié »* pour donner une idée de l’ampleur du champ de ce dictionnaire. Si notre grand poète, au confluent de plusieurs traditions, y figure, c’est surtout pour mettre en rapport le vers de Hölderlin si cher à Heidegger de ‘l’homme habitant poétiquement la terre’ avec la langue arabe « en qui, de toute éternité, le vers se dit bayt,  ‘maison’ ou ‘demeure’, donnant du coup son juste poids à la substance du vivre qui est inévitablement d’ici et de maintenant. » Cet ouvrage de plus de 600 entrées auquel ont collaboré 24 auteurs n’est donc pas un simple  vocabulaire technique et critique du philosophe, tâche déjà immense et ardue, mais une somme encyclopédique dont on peut tenter de répertorier les fonctions. Disons d’emblée, les heideggériens ne manquant pas de chapelles pour ce qui est de l’interprétation et de la traduction, qu’il est placé sous  le patronage de « Jean Beaufret » (1907-1982) mis en épigraphe et souvent cité. Celui-ci ne fut pas simplement  ‘l’introducteur’ de Heidegger en France  à partir de 1945, étape majeure pour son retour théorique en Allemagne suite à la « Dénazification »,  mais celui qui répondait au penseur, le questionnait[1] et dialoguait[2] avec lui.   
          Une biographie intellectuelle et politique, un instrument de travail et de connaissance, l’occasion de nombreuses randonnées exquises et imprévues: tels nous semblent les principaux intérêts de ce chantier polyphonique  consacré à l’un des principaux, sans doute le principal, philosophe du siècle passé (1889-1976) et, selon les auteurs, de l’actuel vus le nombre et l’importance des œuvres non publiées et en voie de publication(20 volumes sur les 102 prévus de l’édition intégrale sont encore à paraître au rythme de 2 par an et ils comprennent des cours et des traités achevés), et surtout vue la radicalité du travail de Heidegger qui « est, depuis la naissance de la philosophie en Grèce, la plus audacieuse, la plus entière et par là même la plus déconcertante question que l’Occident se soit posée à lui-même » (p. 11).
          Une biographie ne prend pas, dans un dictionnaire alphabétique, l’aspect d’un exposé suivi. Elle est ici parsemée à travers de nombreuses entrées qui pointent les références les plus parlantes. La famille : sa femme, Elfride,  ses deux enfants, Jörg et Hermann, son frère, Fritz…Les lieux: « Messkirch » point d’ancrage où il est né et enterré, dont il a évoqué dans un texte célèbre « le chemin de campagne » (1949), la « Souabe », son pays natal au sud de l’Allemagne, « Todtnauberg » où il avait son petit chalet die Hütte…Les universités où il a enseigné (« Fribourg-en-Brigsau », « Marbourg »…) Les rencontres qui ont fait date (« Cerisy », « Séminaires du Thor »…) Les bons amis, les étudiants, les grands poètes et penseurs avec lesquels il fut en dialogue, ‘alliés substantiels’ selon l’expression de « René Char »: « Hannah Arendt », « Ernest Jünger », « Paul Celan » et tant d’autres. Les philosophes auxquels il consacra des cours ou qui furent ses contemporains ; retenons de ces derniers : « Adorno », « Bergson », « Merleau-Ponty », « Sartre » et « Wittgenstein ». Les artistes tel « Cézanne » dont il vit dans  le chemin ce qui s’accordait avec son « propre chemin de pensée ». Bien sûr l’ «Affaire Heidegger », l’adhésion au « Nazisme » et le « Rectorat » (1933-1934), l’«Antisémitisme »  ainsi que le prétendu « Silence » font l’objet de nombreux articles d’où le philosophe sort grandi malgré sa faute indéniable: pas une seule phrase antisémite dans les 84 volumes publiés et Heidegger a pensé le nazisme comme régime totalitaire nihiliste et en a parlé, sans toujours le nommer, dans ces termes avant comme après sa chute.
Ces articles ne visent pas l’anecdote et ne sont pas écrits sur un modèle commun. Leur objectif n’est ni neutre ni totalisant. Ils enracinent Heidegger dans ses terroirs et aident à ‘rythmer’ une vie tout entière animée par une pensée qui ne cesse de se questionner et de se mettre à l’écoute de l’être et du langage.
Mais si ce dictionnaire s’impose,  c’est principalement comme instrument de travail, de connaissance de la pensée de Heidegger, voire de méditation sur les questions fondamentales soulevées par celui-ci et qui, au-delà de la spéculation sur l’«Être », son « Oubli », son « Sens », sa « Vérité » touchent à la modernité, au « Nihilisme » (distinct du Nihilisme européen de Nietzsche), à la « Dévastation » (Die Verwüstung : non « simplement la destruction de l’étant sous la main, mais le travail de sape qui ensevelit la possibilité de toute décision initiale » : ce qui  va de la déforestation équatoriale aux chaînes de fast-food en passant par la construction de grands ensembles urbains), et donc à la morale et à la politique. La pensée de Heidegger est  exigeante et difficile. Elle est en perpétuel retour sur elle-même et constamment interpellée par l’« être » qui à la fois se révèle et se cache. Elle ne cherche pas à utiliser la langue mais à lui laisser la parole, l’écouter et habiter par elle le monde. Elle s’impose de relire les philosophes grecs (qu’elle retraduit)  et modernes pour désobstruer la question fondamentale et dépasser la métaphysique. Elle cherche à établir un dialogue entre la poésie et la philosophie. Plus que toute autre donc, cette pensée  nécessite des voies d’accès. Le présent ouvrage par ses entrées multipliées (« Dasein » et « Être-le-là » ; « Alèthéia », « Vérité », « Invérité », « Abritement »…), la connaissance approfondie qu’ont ses auteurs de l’œuvre publiée y compris la vingtaine de volumes posthumes  non encore traduits en français, la qualité de la réflexion et la tenue du propos,  doit être reconnu comme un appui indispensable dans la rencontre d’une pensée majeure.
Heidegger écrit : « tout authentique penser en compagnie d’un penseur est voyage-qui se met en route pour atteindre ce qui est déjà tout proche et saute aux yeux et qui n’est autre que le tout simple. » Ce Dictionnaire, outre le grand périple,  ne cesse par des entrées non attendues (« Mozart », « Nerval », « Rashomon »…) de ménager des randonnées et des rencontres. C’est encore là une destination louable et  elle semble dans cet ouvrage inépuisable.
Certes on aurait préféré une entrée Derrida (évoqué dans « Déconstruction » pour opposer ce concept à celui heideggerien de Die Destruktion « Destruction/Dé-struction ») à une entrée « Nizan » où il est  conclu que l’intérêt de celui-ci pour Heidegger fut passager. On est confondu par les néologismes (temporellité, temporation, aîtrée [Wesung]…) et on se souvient que la traduction par François Vezin[3] de Sein und Zeit souleva la protestation de nombreux heideggériens. Mais on reste admiratif de la manière dont ce Dictionnaire a pu ‘arraisonner’ la pensée capitale d’un philosophe qui tenait à « être véritablement lu et non grappillé » sans la mettre en ‘péril’.

                      
         

              






*les mots placés entre guillemets figurent comme entrées dans le dictionnaire.  
[1] La Lettre sur l’humanisme de Heidegger répond à des questions posées par Beaufret en 1946.
[2] Dialogue avec Heidegger, Paris, Minuit, 1973-1985, 4 vols.
[3] Un des collaborateurs du dictionnaire.


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