Le Dictionnaire Martin
Heidegger, Vocabulaire
polyphonique de sa pensée sous la direction de Philippe Arjakovsky-François
Fédier-Hadrien France-Lanord, Cerf, 2013, 1456pp.
Peut
être faut-il partir de l’entrée « Salah Stétié »* pour donner une
idée de l’ampleur du champ de ce dictionnaire. Si notre grand poète, au
confluent de plusieurs traditions, y figure, c’est surtout pour mettre en
rapport le vers de Hölderlin si cher à Heidegger de ‘l’homme habitant poétiquement
la terre’ avec la langue arabe « en qui, de toute éternité, le vers se dit
bayt, ‘maison’ ou ‘demeure’, donnant du coup son juste poids à la
substance du vivre qui est inévitablement d’ici et de maintenant. » Cet
ouvrage de plus de 600 entrées auquel ont collaboré 24 auteurs n’est donc pas
un simple vocabulaire technique et critique du philosophe, tâche déjà
immense et ardue, mais une somme encyclopédique dont on peut tenter de
répertorier les fonctions. Disons d’emblée, les heideggériens ne manquant pas
de chapelles pour ce qui est de l’interprétation et de la traduction, qu’il est
placé sous le patronage de « Jean
Beaufret » (1907-1982) mis en épigraphe et souvent cité. Celui-ci ne fut
pas simplement ‘l’introducteur’ de Heidegger en France à partir de
1945, étape majeure pour son retour théorique en Allemagne suite à la « Dénazification »,
mais celui qui répondait au penseur,
le questionnait[1] et
dialoguait[2] avec
lui.
Une biographie intellectuelle et politique, un instrument
de travail et de connaissance, l’occasion de nombreuses randonnées exquises et
imprévues: tels nous semblent les principaux intérêts de ce chantier polyphonique
consacré à l’un des principaux, sans doute le principal, philosophe du siècle
passé (1889-1976) et, selon les auteurs, de l’actuel vus le nombre et
l’importance des œuvres non publiées et en voie de publication(20 volumes sur
les 102 prévus de l’édition intégrale sont encore à paraître au rythme de 2 par
an et ils comprennent des cours et des traités achevés), et surtout vue la
radicalité du travail de Heidegger qui « est, depuis la naissance de la
philosophie en Grèce, la plus audacieuse, la plus entière et par là même la
plus déconcertante question que l’Occident se soit posée à lui-même » (p.
11).
Une
biographie ne prend pas, dans un dictionnaire alphabétique, l’aspect d’un
exposé suivi. Elle est ici parsemée à travers de nombreuses entrées qui
pointent les références les plus parlantes. La famille : sa femme,
Elfride, ses deux enfants, Jörg et
Hermann, son frère, Fritz…Les lieux: « Messkirch » point d’ancrage où
il est né et enterré, dont il a évoqué dans un texte célèbre « le chemin
de campagne » (1949), la « Souabe », son pays natal au sud de
l’Allemagne, « Todtnauberg » où il avait son petit chalet die
Hütte…Les universités où il a enseigné (« Fribourg-en-Brigsau »,
« Marbourg »…) Les rencontres qui ont fait date (« Cerisy »,
« Séminaires du Thor »…) Les bons amis, les étudiants, les grands poètes
et penseurs avec lesquels il fut en dialogue, ‘alliés substantiels’ selon
l’expression de « René Char »: « Hannah Arendt »,
« Ernest Jünger », « Paul Celan » et tant d’autres. Les
philosophes auxquels il consacra des cours ou qui furent ses contemporains ;
retenons de ces derniers : « Adorno », « Bergson », « Merleau-Ponty »,
« Sartre » et « Wittgenstein ». Les artistes tel
« Cézanne » dont il vit dans le chemin ce qui
s’accordait avec son « propre chemin de pensée ». Bien sûr l’ «Affaire
Heidegger », l’adhésion au « Nazisme » et le « Rectorat »
(1933-1934), l’«Antisémitisme » ainsi que le prétendu « Silence »
font l’objet de nombreux articles d’où le philosophe sort grandi malgré sa
faute indéniable: pas une seule phrase antisémite dans les 84 volumes publiés
et Heidegger a pensé le nazisme comme régime totalitaire nihiliste et en a
parlé, sans toujours le nommer, dans ces termes avant comme après sa chute.
Ces articles ne visent pas
l’anecdote et ne sont pas écrits sur un modèle commun. Leur objectif n’est ni neutre
ni totalisant. Ils enracinent Heidegger dans ses terroirs et aident à ‘rythmer’
une vie tout entière animée par une pensée qui ne cesse de se questionner et de
se mettre à l’écoute de l’être et du langage.
Mais si ce dictionnaire
s’impose, c’est principalement comme
instrument de travail, de connaissance de la pensée de Heidegger, voire de
méditation sur les questions fondamentales soulevées par celui-ci et qui,
au-delà de la spéculation sur l’«Être », son « Oubli », son
« Sens », sa « Vérité » touchent à la modernité, au « Nihilisme »
(distinct du Nihilisme européen de Nietzsche), à la « Dévastation »
(Die Verwüstung : non « simplement la destruction de l’étant sous
la main, mais le travail de sape qui ensevelit la possibilité de toute décision
initiale » : ce qui va de la
déforestation équatoriale aux chaînes de fast-food en passant par la
construction de grands ensembles urbains), et donc à la morale et à la politique.
La pensée de Heidegger est exigeante et
difficile. Elle est en perpétuel retour sur elle-même et constamment interpellée
par l’« être » qui à la fois se révèle et se cache. Elle ne cherche
pas à utiliser la langue mais à lui laisser la parole, l’écouter et habiter par
elle le monde. Elle s’impose de relire les philosophes grecs (qu’elle
retraduit) et modernes pour désobstruer
la question fondamentale et dépasser la métaphysique. Elle cherche à établir un
dialogue entre la poésie et la philosophie. Plus que toute autre donc, cette
pensée nécessite des voies d’accès. Le
présent ouvrage par ses entrées multipliées (« Dasein » et « Être-le-là » ;
« Alèthéia », « Vérité », « Invérité »,
« Abritement »…), la connaissance approfondie qu’ont ses auteurs de
l’œuvre publiée y compris la vingtaine de volumes posthumes non encore traduits en français, la qualité
de la réflexion et la tenue du propos,
doit être reconnu comme un appui indispensable dans la rencontre d’une
pensée majeure.
Heidegger écrit :
« tout authentique penser en compagnie d’un penseur est voyage-qui se met
en route pour atteindre ce qui est déjà tout proche et saute aux yeux et qui
n’est autre que le tout simple. » Ce Dictionnaire, outre le grand
périple, ne cesse par des entrées non
attendues (« Mozart », « Nerval », « Rashomon »…)
de ménager des randonnées et des rencontres. C’est encore là une destination
louable et elle semble dans cet ouvrage
inépuisable.
Certes on aurait préféré
une entrée Derrida (évoqué dans « Déconstruction » pour opposer ce
concept à celui heideggerien de Die Destruktion
« Destruction/Dé-struction ») à une entrée « Nizan » où il
est conclu que l’intérêt de celui-ci
pour Heidegger fut passager. On est confondu par les néologismes (temporellité,
temporation, aîtrée [Wesung]…) et on se souvient que la traduction par
François Vezin[3] de Sein und Zeit souleva la protestation de nombreux heideggériens.
Mais on reste admiratif de la manière dont ce Dictionnaire a pu
‘arraisonner’ la pensée capitale d’un philosophe qui tenait à « être véritablement lu et non
grappillé » sans la mettre en ‘péril’.
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