John le Carré: Une Vérité
si délicate (A Delicate Truth), traduit de l’anglais par Isabelle
Perrin, Seuil, 2013, 340 pp.
Un
roman qui joue avec maîtrise du temps, des narrations et des rebondissements et
vous tient en haleine jusqu’à la dernière page, un diagnostic implacable de la
diplomatie et des renseignements britanniques à l’heure du New Labour et de la
prédominance des multinationales, un livre de combat patriotique, politique et
moral sans illusions mais jamais en manque d’espoir, voilà ce qui fait du
dernier ouvrage de John Le Carré, Une Vérité si délicate, un livre marquant
dans l’itinéraire de l’auteur et la destinée d’une époque. Le maître du roman
d’espionnage de l’ère de la guerre froide et de la confrontation de l’Occident
avec les soviétiques - et qui n’a pas chômé depuis la chute du mur de Berlin en
1989 jetant une lumière crue sur l’exploitation du Tiers monde, la montée de
l’islamisme et les arnaques propres aux milieux des renseignements…- propose ici
une œuvre majeure qui ne passionne pas seulement son lecteur, mais l’alerte sur
une réalité qui concerne tous les pays et incite à la réflexion, la résistance
et l’action.
Le
point de départ de l’ouvrage est une opération de contre-terrorisme destinée à
enlever un djihadiste important durant son entrée en contact avec un marchand
d’armes. Nous sommes en 2008. Beyrouth est l’arrière plan continuel de ce genre
d’actions, mais son théâtre est
Gibraltar. Curieusement un diplomate britannique
est envoyé sur ce joyau de la couronne avec un pseudonyme et de faux papiers
britanniques. Il est censé y surveiller l’opération que doivent mener conjointement
des mercenaires à la solde d’une association américaine ultra-droitière et des
soldats de sa majesté. Nous nous situons après l’invasion de la Grenade par les
troupes US qui indigna les Anglais (Elisabeth II est formellement la souveraine
des îles) et dans le sillage de Diego Garcia où les deux puissances se sont mis
d’accord pour mener des opérations communes sur les territoires britanniques. Un
autre diplomate, Toby Bell, tout à la fois désireux de renverser l’ordre établi
et d’y faire carrière, surveille de près
les étranges agissements du ministre Fergus Quinn dont il est le secrétaire
privé et qui ne l’associe pas à ses plans. Chapitre après chapitre, les récits s’enveloppent,
s’éclaircissent, se complètent et se rejoignent dans un cours inventif et de
plus en plus net. Les personnages aux prénoms parlants sont, comme toujours
chez Le Carré, implantés dans leur accent, leur région, leur famille, leur
éducation, leurs espoirs et leurs
déceptions…
Trois
ans après, fête foraine aux Cornouailles. Sir Christopher (dit Kit) Probyn, ancien
haut commissaire de sa majesté aux Caraïbes, passe dans un manoir de la région
sa retraite. Il est le diplomate candide qui a été choisi pour être le « téléphone
rouge » du Foreign Office dans l’opération WILDLIFE. Reconnu par le soldat Jeb qui servait sur le
terrain, il enclenche un mécanisme de mise au net de ce qui s’est réellement
passé à Gibraltar : une supercherie à but financier soldée par un double
crime. A l’heure où les génocides sont fréquents et les proies des violences
souvent nombreuses, il est à l’honneur de John Le Carré d’avoir mis au cœur de
son intrigue l’assassinat involontaire de deux innocentes car pour l’exigence éthique, un crime ne se mesure pas
au nombre de ses victimes.
Jeb
est un soldat au service de son pays et n’aime pas les mercenaires qui se
battent pour « le fric et l’adrénaline », engagés par des
multinationales avec des comptes offshore. Kit ne se révèle pas l’
« oiseau de bas vol » que ses supérieurs ont cru voir en lui pour
figurer dans une opération aux franges de la loi. Toby retrouve l’ambition
d’aider « son pays à trouver sa véritable identité dans ce monde
post-impérial et post-guerre froide ». Même Giles Oakley que l’État avait
perdu au bénéfice de la finance ne peut rester indifférent à ses scrupules.
Nous
avons ici un plaidoyer pour la liberté des individus qui non seulement
résistent à l’attrait de l’argent, mais se décident soudainement à mettre en
péril leurs positions, leurs carrières, voire leurs vies, pour la recherche de
la vérité et l’instauration de la justice. Les raisons des vétérans ne sont
jamais simples, elles peuvent être cathartiques ou amoureuses et s’affermir par
la complicité née du commun combat. Elles puisent leurs sources dans la
nostalgie d’un État souverain, d’une administration respectable et saine et dans le sens de la loi
et de l’équité propres à tous les hommes. Les femmes se révèlent encore plus intraitables
sur ces questions. Suzanna Probyn, l’épouse qui fut major de sa promotion de
droit pour renoncer ensuite à ses talents d’avocate, dont le visage « avait regardé la mort en face »
aux cours de graves ennuis de santé et dont le principal souci était à présent
de se demander comment son mari pourrait se débrouiller après sa mort, dit
simplement : « tout ce que je veux savoir, c’est si une femme et une
enfant innocentes sont mortes, si on nous a expédiés aux Caraïbes pour te faire
taire et si ce pauvre soldat dit la vérité.»
« L’État dans l’État » et le cercle
croissant des infiltrés issus des milieux industriels et financiers qui pillent
les informations secrètes interdites aux hauts fonctionnaires et aux
parlementaires, voilà la nouvelle réalité rampante et le danger pressant. Le
Foreign Office lui-même, à travers de nouvelles appellations, est entrainé vers une philosophie de
l’entreprise (« ressources humaines » remplace « service du
personnel », « sous secrétaire permanent » fait place à
« directeur exécutif »). Avec « une vantardise plus enfantine
qu’adulte », l’anglo-américain Jay Crispin décrit ainsi la pieuvre :
« On a des bureaux à Zurich, Bucarest et Paris. On fait tout depuis la
protection rapprochée jusqu’à la surveillance du domicile en passant par la
contre-insurrection, la lutte contre l’espionnage industriel et l’adultère…5
chefs de service de renseignements étrangers, dont 4 encore en poste. 5 anciens
directeurs de renseignements britanniques toujours sous contrat avec leur
ancienne maison… » A faire regretter le MI6 et la CIA jugées frileuses et
inefficaces par les nouveaux courants conservateurs.
Après
Les Gens de Smiley (1980), fleuron de la Guerre froide, et Un Pur
Espion (1986), analyse existentielle de l’homme du métier à travers des
éléments autobiographiques, John Le Carré vient de signer à 82 ans un de ses
plus grands livres.
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