Friday 4 April 2014

JOHN LE CARRÉ & LA VÉRITÉ DES TEMPS NOUVEAUX






John le Carré: Une Vérité si délicate (A Delicate Truth), traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Seuil, 2013, 340 pp.

Un roman qui joue avec maîtrise du temps, des narrations et des rebondissements et vous tient en haleine jusqu’à la dernière page, un diagnostic implacable de la diplomatie et des renseignements britanniques à l’heure du New Labour et de la prédominance des multinationales, un livre de combat patriotique, politique et moral sans illusions mais jamais en manque d’espoir, voilà ce qui fait du dernier ouvrage de John Le Carré, Une Vérité si délicate, un livre marquant dans l’itinéraire de l’auteur et la destinée d’une époque. Le maître du roman d’espionnage de l’ère de la guerre froide et de la confrontation de l’Occident avec les soviétiques - et qui n’a pas chômé depuis la chute du mur de Berlin en 1989 jetant une lumière crue sur l’exploitation du Tiers monde, la montée de l’islamisme et les arnaques propres aux milieux des renseignements…- propose ici une œuvre majeure qui ne passionne pas seulement son lecteur, mais l’alerte sur une réalité qui concerne tous les pays et incite à la réflexion, la résistance et l’action.
Le point de départ de l’ouvrage est une opération de contre-terrorisme destinée à enlever un djihadiste important durant son entrée en contact avec un marchand d’armes. Nous sommes en 2008. Beyrouth est l’arrière plan continuel de ce genre  d’actions, mais son théâtre est Gibraltar.  Curieusement un diplomate britannique est envoyé sur ce joyau de la couronne avec un pseudonyme et de faux papiers britanniques. Il est censé y surveiller l’opération que doivent mener conjointement des mercenaires à la solde d’une association américaine ultra-droitière et des soldats de sa majesté. Nous nous situons après l’invasion de la Grenade par les troupes US qui indigna les Anglais (Elisabeth II est formellement la souveraine des îles) et dans le sillage de Diego Garcia où les deux puissances se sont mis d’accord pour mener des opérations communes sur les territoires britanniques. Un autre diplomate, Toby Bell, tout à la fois désireux de renverser l’ordre établi et d’y faire carrière,  surveille de près les étranges agissements du ministre Fergus Quinn dont il est le secrétaire privé et qui ne l’associe pas à ses plans. Chapitre après chapitre, les récits s’enveloppent, s’éclaircissent, se complètent et se rejoignent dans un cours inventif et de plus en plus net. Les personnages aux prénoms parlants sont, comme toujours chez Le Carré, implantés dans leur accent, leur région, leur famille, leur éducation,  leurs espoirs et leurs déceptions…
Trois ans après, fête foraine aux Cornouailles. Sir Christopher (dit Kit) Probyn, ancien haut commissaire de sa majesté aux Caraïbes, passe dans un manoir de la région sa retraite. Il est le diplomate candide  qui a été choisi pour être le « téléphone rouge » du Foreign Office dans l’opération WILDLIFE.  Reconnu par le soldat Jeb qui servait sur le terrain, il enclenche un mécanisme de mise au net de ce qui s’est réellement passé à Gibraltar : une supercherie à but financier soldée par un double crime. A l’heure où les génocides sont fréquents et les proies des violences souvent nombreuses, il est à l’honneur de John Le Carré d’avoir mis au cœur de son intrigue l’assassinat involontaire de deux innocentes car pour  l’exigence éthique, un crime ne se mesure pas au nombre de ses victimes.
Jeb est un soldat au service de son pays et n’aime pas les mercenaires qui se battent pour « le fric et l’adrénaline », engagés par des multinationales avec des comptes offshore. Kit ne se révèle pas l’ « oiseau de bas vol » que ses supérieurs ont cru voir en lui pour figurer dans une opération aux franges de la loi. Toby retrouve l’ambition d’aider « son pays à trouver sa véritable identité dans ce monde post-impérial et post-guerre froide ». Même Giles Oakley que l’État avait perdu au bénéfice de la finance ne peut rester indifférent à ses scrupules.
Nous avons ici un plaidoyer pour la liberté des individus qui non seulement résistent à l’attrait de l’argent, mais se décident soudainement à mettre en péril leurs positions, leurs carrières, voire leurs vies, pour la recherche de la vérité et l’instauration de la justice. Les raisons des vétérans ne sont jamais simples, elles peuvent être cathartiques ou amoureuses et s’affermir par la complicité née du commun combat. Elles puisent leurs sources dans la nostalgie d’un État souverain, d’une administration  respectable et saine et dans le sens de la loi et de l’équité propres à tous les hommes. Les femmes se révèlent encore plus intraitables sur ces questions. Suzanna Probyn, l’épouse qui fut major de sa promotion de droit pour renoncer ensuite à ses talents d’avocate,  dont  le visage « avait regardé la mort en face » aux cours de graves ennuis de santé et dont le principal souci était à présent de se demander comment son mari pourrait se débrouiller après sa mort, dit simplement : « tout ce que je veux savoir, c’est si une femme et une enfant innocentes sont mortes, si on nous a expédiés aux Caraïbes pour te faire taire et si ce pauvre soldat dit la vérité.»
 « L’État dans l’État » et le cercle croissant des infiltrés issus des milieux industriels et financiers qui pillent les informations secrètes interdites aux hauts fonctionnaires et aux parlementaires, voilà la nouvelle réalité rampante et le danger pressant. Le Foreign Office lui-même, à travers de nouvelles appellations,  est entrainé vers une philosophie de l’entreprise (« ressources humaines » remplace « service du personnel », « sous secrétaire permanent » fait place à « directeur exécutif »). Avec « une vantardise plus enfantine qu’adulte », l’anglo-américain Jay Crispin décrit ainsi la pieuvre : « On a des bureaux à Zurich, Bucarest et Paris. On fait tout depuis la protection rapprochée jusqu’à la surveillance du domicile en passant par la contre-insurrection, la lutte contre l’espionnage industriel et l’adultère…5 chefs de service de renseignements étrangers, dont 4 encore en poste. 5 anciens directeurs de renseignements britanniques toujours sous contrat avec leur ancienne maison… » A faire regretter le MI6 et la CIA jugées frileuses et inefficaces  par les nouveaux courants conservateurs.

Après Les Gens de Smiley (1980), fleuron de la Guerre froide, et Un Pur Espion (1986), analyse existentielle de l’homme du métier à travers des éléments autobiographiques, John Le Carré vient de signer à 82 ans un de ses plus grands livres.   

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