Il lance une nouvelle collection, par lui baptisée « L'Orient gourmand »,
dans le département Sindbad qu'il dirige aux éditions Actes Sud, et signe deux des quatre titres qui
l'inaugurent: à se demander où donc nous mène Farouk Mardam-Bey et s'il est un
ange chu d'un paradis trop terrestre ou le Satan d'une subversion de l'Occident
par la cuisine arabe et méditerranéenne? Ce funambule des exils a toujours eu le
doigté de faire passer pour « naturelles » ses prises de position.
Pourtant, l'ampleur de leurs paradoxes ne nous a jamais échappé: omeyyade quand
on le pensait soixante-huitard, palestinien quand on le croyait syrien,
libanais quand on l'apprivoisait palestinien, attaché à la prééminence égyptienne
face aux rodomontades de quelqu’ arabe d'Asie, maghrébin d'un Maghreb ligne de
fuite et traditions andalouses préservées, ottoman face aux panarabes, persan
face aux ottomanistes, taste-vin quand on le cloisonnait dans l'Islam, poète
dès qu'on le présumait militant, explorateur d'amazones (fleuves et guérillères)
quand on se fiait à sa toux, à sa bonhomie, à sa passion érudite et à son amour
des beaux livres... Damascène toujours? Peut-être à condition de souligner son appartenance
à une cité elle-même exilée, “hors des saisons comme une essence”[1] et de secouer sa lignée ancestrale[2] par une prodigalité
étrangère aux mœurs des habitants de cette ville réputés ne laisser à leurs
convives d'une nuit que le maigre choix entre « un dîner très simple »
(Hawâdir al-bayt) et un « somme léger ». Mais avant de revenir au
personnage, étoffons le dossier.
Les titres de « L'Orient gourmand » gardent la silhouette
allongée des formats par lesquels s'est rendue célèbre la maison mère, mais
gagnent en surface pour ressembler à des menus de grands restaurants. Certains
d'entre eux réservent des pages blanches à la fin de l'ouvrage pour quelque
“création” de lecteur ou, plus simplement, pour une recette oubliée ou une
variante. Mais tous sont scellés par un fort cartonnage comme pour préserver le
nez des rustres des sommes de savoir-faire pétries d'encre: le bey de Damas a
bien retenu les leçons d'Amine Nakhlé qui, en “oncle”, le mettait en garde
contre les facilités du poète dit “villageois” (Al Qarawî) et auquel, sauf erreur, il ne fait pas
référence. C'est d'ailleurs par L'Agenda
rural d'Amine que nous avions connu le prix du “paradis terrestre”
en lisant que le calife abbasside Al-Wâthiq était devenu aveugle parce qu'il
avait fait don de ses yeux aux... aubergines.
Ibrahim et Badi‘a
Ceux qui, comme moi, gardent l'eau à la bouche depuis la lecture, sur les
bancs de l'école, de la description homérique et rimée de la madîra par
Hamazânî liront avec le plus grand intérêt La cuisine des califes du
britannique David Waines paru originellement en anglais chez Riad El Rayess
sous le titre In a Caliph's kitchen (1989). L'ouvrage, élégamment
traduit et joliment et pudiquement illustré, réunit des recettes glanées dans
des recueils culinaires arabes échelonnés sur cinq cents ans (IXe-XIIIe
siècles) et provenant, pour la plupart, d'Iraq, alors “nombril de l'univers”. La
capitale Bagdad, « la plus grande agglomération urbaine de son temps, hors
de Chine », ne cessa, durant cette période et en dépit de la décadence du
califat, d'imposer son « système de valeurs » au « monde
entier », comme le dit un témoin de l'époque cité par Gibb.
L'intérêt scientifique de l'ouvrage est certain car les sources manuscrites
arabes sont les seules à combler une lacune historique en matière de cuisinier
pratique concernant le Moyen Age tout entier et allant de la compilation
attribuée à Apicius (IV-Vèmes siècles) à un fragment d'un “livre de cuisine” du
XIVème siècle. « C'est pourquoi il est très surprenant – et tout aussi
heureux-que le trésor culinaire du monde médiéval soit si riche de ces vestiges
littéraires arabes, source unique et capitale de recettes » (p.13).
L'auteur montre comment une métropole impériale dotée d'un arrière-pays
agricole (les vallées du Tigre et de l'Euphrate) permit l'émergence d'une
“nouvelle vague” culinaire à partir de traditions rurales et grâce au rôle
catalyseur joué par la cour et par une élite oisive et de plus en plus
raffinée. L'innovation dans la préparation des mets accompagne d'ailleurs ce
qu'un spécialiste, Andrew M. Watson, a appelé « une révolution verte
médiévale » qui, d'une part, introduit et diffuse de nombreuses cultures
vivrières et textiles venues de l'Inde, principalement l'aubergine et
l'épinard, et qui, d'autre part, annexe l'été aux saisons de cultures et rend
productives des terres et une main d'œuvre auparavant inexploitées en modifiant
certaines pratiques agricoles.
Les deux ouvrages sur lesquels s'appuie Waines portent un titre identique: Kitâb
al-tabîkh (le livre de la cuisine). L'un est d'Al-warrâq (Xème siècle), l’autre
d'Al-Baghdâdî (XIIIème siècle). Mais le personnage principal de la constellation
culinaire arabe, celui qui sert de modèle et de pionnier, est la quasi-mythique
Abou Ishâq Ibrahim Ibn Al-Mahdi, demi-frère cadet du calife Haroun Al-Rachîd et
qui ne lésinait en rien pour parfaire les créations: l'un de ses plats aurait
coûté plus de mille dirhams, ce qui révolta le calife même. De sa collaboration
avec son esclave et concubine Badi‘a est né le premier livre de cuisine arabe
du genre. Il n'en est resté que des fragments, mais ils suffisent pour montrer
qu'il visait à l'exhaustivité et que ses préparations étaient empiriques dans
leurs approches, novatrices et subtiles.
Les recettes données par l'ouvrage portent presque toutes l'empreinte
d'Ibrahîm et il n'est pas accidentel que la première d'entre elles porte le nom
d'Ibrahîmiyya: l'emploi du jus de raisin et des amandes en poudre pour
cette préparation de viande d'agneau est la signature apposée du Maître. Mais
on pourrait choisir d'autres plats dont les noms parlent d'eux mêmes: la Rukhâmiyya
(de Rukhâm, marbre) nommée ainsi à cause du contraste de couleurs entre le riz
cuit dans le lait et la viande frite; la Narjisiyya, épaule ou gigot
d'agneau accompagné d'asperges et cuit au cumin et à la coriandre; la Tuffâhiyya
où l'acide de pommes est contrebalancé finement par les amandes moulues, la
cannelle et le gingembre... Si ces appellations n'ont pas encore suffi à lever,
comme des armées, vos faims et vos appétits, rien ne servira de continuer...
Une blancheur circassienne
Mais fi de l'histoire et de la nostalgie! L'ouvrage de Rudolf El-Kareh: Le
mezzé libanais; l'art de la table festive est une heureuse surprise.
D'abord parce que cet increvable Rudolf en sort rafraîchi comme une courtisane
du XIXème siècle d'un bain de lait d'ânesse. Ensuite pour cet emploi juste et
rare du mot « festive » et pour l'évocation nostalgique de chefs dans
les replis de la mémoire: Raymond de Rayak et Mikhaîl de générations
d'universitaires beyrouthins... enfin pour la célébration d'une table bien
vivante, voire même envahissante, avec des formules élégantes et des mots
appropriés: “une esthétique en partage”,
“la gastronomie de l'œil” (formule empruntée à Balzac), “la danse des
raviers”... Lisons la note sur l'arack et l'eau, elle résume bien le style: « Couper
d'eau l'arack ne se résume pas à ajouter une simple rasade d'eau dans un verre
(…) une simple “eau de montagne” peut convenir parfaitement. Il faudra, surtout,
ne pas brutaliser l'alcool, en particulier s'il s'agit d'un magnifique arack
familial, élevé avec soin (…) on reconnaîtra très vite la qualité de l'alcool
si la métamorphose laiteuse se fait attendre (…) par petits ajouts patients la
blancheur circassienne apparaîtra progressivement. »
Avant de donner ses recettes, El-Kareh cherche à éclairer le sujet par des
connaissances linguistiques et historiques. Sans être très approfondies, elles
sont pertinentes et souvent appropriées. Sa réflexion sur le mot chayl,
employé tout à la fois pour le kichk et l'arack (p.37), et la place donnée à
Zahlé et à Zghorta dans la généalogie du
mezzé sont, dans leurs lignes générales, justes. Mais en passant de Rudolf
Al-Kareh à Farouk Mardam-Bey, on va de John Sturges à John Ford. Le premier en
est sans doute conscient qui écrit: “rien ne ressemble moins à un hommos qu'un
autre hommos” (p.73). The Magnificent Seven n’est pas Cheyenne Autumn,
mais qui, d'entre nous, n'y a pas pris plaisir?
Le Mardam touch
Farouk Mardam Bey signait ses chroniques intitulées « Saveurs »
parues dans Qantara, magazine de l'Institut du Monde Arabe, (et reprises par L’ Orient-Express de
Beyrouth) par un pseudonyme, le nom de son « vénéré maître et ancêtre »,
Abû al-Hasan Alî bin Nâfi‘ dit Ziryâb, « le merle », chanteur et
musicien contraint de s'exiler de Baghdad à Cordoue au IXème siècle. « Son
succès fut tel qu'il fut l'arbitre des élégances cordouanes. Ziryâb est à
l'origine de cette floraison le poètes légers qui caractériseront l'Espagne du
XIème siècle » (Gaston Wiet).
Tout est dans le pseudonyme: l'émigration forcée, la clôture
méditerranéenne, les élégances et l'arbitrage, la floraison (L'Orient
gourmand), la légèreté, les sens de la composition passé des mots et sons
aux ingrédients et plats. Les chroniques sont aujourd'hui réunies dans un volume,
mais les parfums de chaque plante ne se perdent pas pour autant dans le
bouquet.
L'auteur dégage d'abord un « sujet »: une épice (le safran), des
légumes (la fève, l'artichaut, la courge, l'aubergine...), des fruits (l'olive,
la date, l'abricot, la figue, le raisin, la pomme...), des céréales (le riz, le
burghol...). Il y va ensuite par toute la culture du monde, de l'érudition
historique à la poésie en passant par la mythologie, l'anthropologie
culturelle, la médecine, l'agronomie et autres littératures. La méthode est anti
husserlienne, si l'on se rappelle que le fondateur de la phénoménologie
préconisait d'aller « aux choses mêmes », sans « pré-jugés,
ni pré-conçus. Ziryab ne retrouve le fruit ou le légume dans sa
splendeur, sa nudité, ses saveurs que par le détour d'expériences variées et
multiples, concordantes et discordantes: « Le safran est né d'une double
blessure. On raconte en effet que le dieu Hermès, un jour qu'il jouait au disque,
blessa au front par mégarde son ami Crocos. Celui-ci mourut aussitôt, mais son
sang, qui tachetait le sol, se transforma, par la volonté d'Hermès, en étranges
petites fleurs, dotées chacune de trois stigmates. Leur arôme si profond et
leur couleur éclatante en feront la plus précieuse des épices (…) les riches
romains parsèmeront de safran les draps des jeunes époux. Et, à en croire Le
Satiricon, ils s'en serviront à profusion dans leurs banquets. Mais ce sera, à
vrai dire, autant pour exciter l'amour qu'en signe de richesse et de
prodigalité ».
Le Mardam touch est moins dans l'ampleur de l'érudition (elle est
pourtant vaste) que dans la finesse du matériau retenu. Ainsi nous
rapporte-t-il, dans sa chronique « De la pomme », le mot de Diderot
sur l'histoire biblique d'Adam et d'Eve: que nous enseigne-t-elle sinon que
Dieu préfère ses pommes à ses enfants? Ainsi nous choisit-il pour recettes le
mouton aux pommes et la mouloukhiyyah au lapin. Il est dans l'intégration des
matériaux dans une arabesque si légère qu'elle en vient à ne pas peser sur la
chose traitée, mais à la nourrir et à disparaître en elle. Il est dans le tempo
d'un style vivant et brillant sans jamais être recherché ou faire obstacle à
« la chose ». Mais attention! Satan est au bout avec son stratagème
suprême: faire préférer l'ombre à la proie et le « festin en paroles »
au banquet lui-même.
Le pois chiche dans tous ses états
Sur le copieux Traité du pois chiche (1998) servi dans une riche
assiette bibliographique (pp. 217-222) par Robert Bistolfi et Farouk Mardam
Bey, notre propos sera succinct mais inversement proportionnel à l'estime où
nous tenons cet ouvrage: le paradoxe est digne de l'honorable légumineuse. Les
auteurs du livre font preuve de savoir faire amoureux, de témérité et
d'ambition.
Le savoir-faire s'étale dans une bonne centaine de recettes
recueillies sur tout le pourtour de la Méditerranée de la Grèce au Maroc, de
l'Egypte au Portugal et au delà en Perse et en Inde, aujourd'hui avec les
autres pays du sous-continent indien, la plus grande région de production
mondiale (près de 85% du total). La personnalité du pois chiche s'affirme
différemment en amuse-gueule, en purées, en soupes, en pains, galettes et beignets,
en entrées, en plat principal avec soit du poisson, soit de la viande, soit des
abats, soit des légumes, pâtes et riz... enfin en plats sucrés, pâtisseries et
desserts. Si l'on tient compte, en sus des terroirs divers et de leur génie
propre, de la variété des instruments, des ingrédients, des épices et des
aromates, on saura la passion dont font preuve les coauteurs pour
"l'amante" d'un livre et de presque tous les jours. Notre seul regret
est de ne pas voir figurer dans ce large éventail la Koubbé Arnabieh, à
l'huile de sésame et aux sept agrumes, plat riche s'il en est, mais inconcevable sans le pois
chiche, ainsi que sa variante maigre que nous avons mangé, tous ces vendredis
saints de notre enfance et jeunesse: le Zunghol.
La témérité est dans la réhabilitation et la célébration de la plus modeste
des légumineuses: « le sujet semble devoir être aussi peu substantiel que
l'adjectif qui lui est associé ». Le pois chiche évoque le plus souvent « la
simplicité, la frugalité voire la pauvreté, en un mot la rude vie des anciens
terroirs méditerranéens. » Il est perçu comme une nourriture grossière
liée aux malheurs: Ibn Sîrîne ne le souhaite pas pour vos songes, car c'est la
prémonition d'un malheur. Dans les proverbes et dictons, il marque la dérision
et l'infériorité. Les Italiens disent: « savoir distinguer le pois chiche
du haricot » ou encore, d'une chose dépréciée: « ne pas valoir trois
pois chiches ». Les levantins fustigent ainsi un vaniteux: « Il mange
des pois chiches grillés et nous parle de théologie ». Si Platon le
recommande, c'est qu’il n’a que faire des raffinements de la table qu'il rend
responsables (entre autres causes) de l'affaiblissement des mœurs.
Bistolfi et Mardam Bey font ressortir l'autre coté des choses: les
multiples dénominations du pois chiche dans les dialectes d’oc et d’oil (plus
de 80 dont un charmant « petit cul » au Languedoc), se présence dans
les plats les plus raffinés et ses liens avec les fêtes traditionnelles
importantes et plus particulièrement les symboles de la période pascale en
Occitanie, on dit: « les maisons où l'on ne mange pas de pois chiches le
jour des Rameaux ne sont pas vraiment chrétiennes. ») Ils notent la triple
action que l'imaginaire lui a attribué: tonique (l'équivalent pour l'organisme
du levain pour la pâte); curative (Leonard de Vinci lui reconnaît la triple
vertu du nettoyer les reins, de dissoudre les calculs biliaires et de chasser
les vers intestinaux); aphrodisiaque (Ibn Al-Baytâr (XIIIème siècle) rapporte
d'Oribase (IVème siècle): « Le coït, pour être complet, a besoin de trois
choses. La première est un surcroît de chaleur qui se communique à la chaleur
naturelle et qui excite l'appétit vénérien; la seconde est un aliment nutritif
doué en même temps d'une humidité qui humecte le corps et accroisse la somme du
sperme; la troisième est de développer des
vents et de la tuméfaction qui se transmette aux veines de la verge. Toutes ces
choses se rencontrent dans le pois chiche »). Ainsi, nos deux « traiteurs »,
par leur défense du pois chiche...
…montre (nt) à
jamais sa borne
L'ambition, enfin, est dans la conjonction d'une histoire totale, prenant
en compte tous les aspects de la vie sociale, avec la production ad vitam aeternam
des plaisirs de la table. La 4 de couverture d'exprime ainsi: « ce sont
plus de vingt siècles de l'histoire de l'humanité qui sont ici évoqués en
fonction de leur rapport à la plus modeste des légumineuses... »
* * * *
En définitive, Farouk Mardam Bey n'aura pas été au bout de son projet le plus
secret: ne rien écrire. Ses « mosquées de Paris » lentement édifiées
étaient plus radicales, plus totales et encore plus abstraites que « les
mosquées de New York »[4] peintes par Rothko puisqu’elles ne comportaient aucun élément tangible.
Elles disparurent avec ses écrits. Faut-il regretter ce « little bang »,
y voir une petite revanche de l'Orient, une compensation (au sens
psychanalytique) à tant d'humiliations arabes, un « petit éclatement »
d'instincts abyssaux trempés dans une vaste érudition, une mode Rive gauche, le
symptôme d'une décadence récurrente ou, plus profondément, une subversion de
l'Occident par une qualité perdue, une singularité retrouvée, une Nature
affirmée et une prodigalité radicale qui n'a que faire des échanges? Quelle que
soit la réponse, il faut reconnaître à FMB d'avoir su réconcilier amour et
science, style et savoir, théorie et pratique, sens et intelligence.
Dans l'orient gourmand, quel devint mon désir!
Le vers de Racine ainsi transformé n'est pas sans ambiguïtés.
*Ce texte date de 1999. Il a été écrit à la demande de
Samir Kassir pour le catalogue du Salon du livre de Beyrouth. Depuis Farouk
Mardam Bey a fait paraître plusieurs ouvrages dont Être arabe (Actes Sud,
2005) et Notre France (avec Elias Sanbar et Edwy Plenel), Sindbad, Actes
Sud, 2011.
1 comment:
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