Max Weber: La Domination,
traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski, édition critique française
établie par Yves Sintomer, La Découverte, 2013, 428 pp.
L’œuvre de Max Weber (1864-1920) a rayonné sur la pensée
française, sociologique et politique, avant même sa traduction, par le biais de
professeurs célèbres, éminemment Raymond Aron et Julien Freund. Quand vint le
temps des publications en français, elles semblèrent, en dépit de leur importance,
fragmentaires et anarchiques surtout que l’établissement des textes allemands
était une compilation posthume pas toujours fiable. Ce que le présent ouvrage
nous met entre les mains, c’est un chapitre capital d’Économie et société
non disponible dans ses parties les plus importantes en français et ce sur la
base de l’édition critique de référence. Rédigé dans les années qui ont précédé
la première guerre mondiale (1911-1914), il forme une pièce maîtresse de la sociologie
politique de l’auteur. Quant à l’édition critique du présent volume, nous ne
pouvons qu’en dire du plus grand bien tant elle permet de situer le texte, de
l’éclairer voire de signaler certaines de ses erreurs.
Entrer dans les pages de La domination ne manque certes
pas de retrouver des concepts wébériens connus pour avoir nourri bien des
débats et servi moult analyses : l’idéal-type, la science compréhensive, le
pouvoir charismatique, la bureaucratie, l’action rationnelle, l’éthique
protestante dans son rapport à l’esprit
du capitalisme, le désenchantement du monde dépouillé de sa magie… Mais à nul moment l’attrait de l’ouvrage ne
baisse tant le champ de l’enquête est vaste, les institutions passées en revue
diverses, les rapprochements originaux, les questions radicales, l’effort de
penser exigeant. L’époustouflante érudition est apprivoisée par une grille
conceptuelle aussi rigoureuse que novatrice.
Au centre du livre bien entendu ce concept politique de
domination (Herrschaft) qui tend à remplacer le concept
économique marxiste d’exploitation. On pourrait y voir une réminiscence de
Hegel, mais le nom de ce dernier ne figure pas dans l’opus comme l’atteste
l’index. Pour Weber, dans «tous les domaines de
l’agir communautaire sans exception » on perçoit l’influence de la domination.
Il s’agit donc de construire le concept
avant de répertorier ses modes et configurations.
Dans la domination, la puissance (Macht)
pour reprendre le terme de Nietzsche et
signaler le lien des deux penseurs, est définie, dans son sens le plus
général, comme la possibilité pour une personne de contraindre d’autres personnes « à infléchir leur
comportement en fonction de sa propre volonté ». L’angle d’attaque de Weber est plus
pointu: il entend, par domination, « le fait qu’une volonté affirmée (un « ordre »)
du ou des dominants cherche à influencer l’action d’autrui (du ou des « dominés »)
et l’influence effectivement, dans la mesure où […] cette action se déroule
comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que tel, la
maxime de leur action (« obéissance ») ». Le
dominé n’obéit pas en raison d’un rapport de force qui le contraint, mais en
raison d’un ordre symbolique qui lui fait accepter l’obéissance « acritique et sans
résistance » au dominant et d’en percevoir la légitimité. Cette dernière est donc une composante fondamentale de la
domination. Ceci explique l’intérêt du sociologue pour les titres de légitimité
de la domination à coté, sinon au détriment, de ses modes de fonctionnement.
Après
une première partie consacrée à définir le concept, quatre autres portent sur les
trois typologies différentes de domination légitime: la rationnelle-légale, la traditionnelle
(à laquelle est ajoutée, comme cas-limite, le féodalisme) et la charismatique.
L’ordre des chapitres ne suit pas le développement historique mais tend plutôt
à l’inverser. Une sixième et dernière partie porte sur la dichotomie domination
politique/ domination hiérocratique (pouvoir légitimé par les prêtres ou exercé
directement par une église). On peut reprocher au plan général son absence de
rigueur, mais cela pourrait s’expliquer par l’état inachevé des manuscrits. Notons toutefois qu’à l’intérieur de chaque partie, Weber
commence par un important travail d’abstraction, puis se lance dans des exemples
et multiplie les comparaisons.
La domination
bureaucratique, qui prévaut dans les Etats modernes, s’appuie sur une constitution
écrite et s’exerce au nom de la loi, donc d’une entité impersonnelle et
prétendument rationnelle. Elle est aux mains d’un groupement où l’on peut nettement
distinguer un état-major de fonctionnaires politiques et une administration recrutée
par examens et concours. La domination patrimoniale, plus ancienne, se fonde « sur des
relations de piété strictement personnelles » et non sur des critères
techniques. Elle est « en germe » dans le patriarcat, c'est-à-dire
l’autorité du maître de maison sur sa famille. Elle peut aussi se manifester
comme soumission à la tradition : « Que l’homme ne change jamais une
coutume », dit le Talmud.
La domination charismatique, contrairement aux deux précédentes, ne
trouve pas originellement sa place dans l’économie et la gestion vitale du
quotidien. « Le charisme fait reposer son pouvoir sur la croyance dans une
révélation, sur la foi dans des héros, sur la conviction émotionnelle de
l’importance et de la valeur d’une manifestation de type religieux, éthique,
artistique, scientifique, politique(…) ». Mais comme il n’est pas
une formation institutionnelle permanente, il faut le
« quotidianiser », trouver un successeur au prophète ou au chef où le
charisme soit présent…Évidemment aucun de ces types idéaux ne se retrouve seul
et la géographie et l’histoire se chargent de trouver entre eux des compromis.
La
domination est un livre d’une inépuisable richesse quant à l’ampleur de
l’enquête, du « village nègre » aux « grandes formations
étatiques », et quant à la catégorisation d’ensemble. Pour les militants d’un renouveau dans notre
région, il offre un double intérêt capital. En mettant à nu les ressorts de la légitimité
traditionnelle et charismatique et en montrant la « forte puissance de
stéréotypisation » de la théocratie, Max Weber, conservateur et
pessimiste, ouvre des voies éthiques et
politiques de salut terrestre. Traitant de toutes les communautés humaines, de
la Chine et du Japon aux tribus amérindiennes en passant par « l’Asie
antérieure » et l’islam, dans ce qu’elles ont de commun et de différent,
il insiste sur une voie spéculative qui n’a que faire de la dualité Orient-Occident
et du « choc des civilisations ».
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