Tobie Nathan: Ce pays
qui te ressemble, roman, Stock, 2015, 540pp.
En prenant pour titre de son dixième roman un vers de
Baudelaire, Tobie Nathan, universitaire français, psychologue et
ethnopsychiatre à l’école de Georges Devereux, né au Caire en 1948 et l’ayant
quitté en 1957 dans la foulée de dizaines de milliers de juifs d’Egypte, répond
à une invitation au voyage dans un temps qu’il a peu connu mais qui ne l’a jamais quitté, sa
fiction allant d’avant 1925 à la révolution de juillet en 1952. Mais de quel pays
s’agit-il ? de Haret el Yahoud, scène primordiale, antique et inchangée
jusqu’à sa disparition ? d’une de ses venelles ? du Caire où ce
quartier s’imbrique avec d’autres aux échelons des croyances et pratiques? de
l’Egypte pré nassérienne où pullulent chanteurs et danseuses, qui aime son roi
malgré ses travers scandaleux et dont le peuple a un sens aigu de la dignité nationale?
de l’Egypte multiséculaire où le peuple entier est « cannibale » en
mangeant ces fèves qui s’apparentent à des fœtus et les mijote de façon succulente,
les mélangeant à l’huile et aux épices ? La réponse ne saurait être
exclusive. Mais Le Caire est au carrefour des cercles et les condense. La ressemblance
(du vers baudelairien) est encore chose essentielle et on la devine dans ce
propos où l’auteur affirme que contrairement à Paris, ville où domine la
raison, au Caire triomphe la vie : Al Qahira, la victorieuse, ne l’est
que de l’ordre.
Si Nathan réussit un portrait aussi vivant du quartier juif
du Caire, c’est qu’il le saisit à travers des personnages atypiques, hauts en
couleurs mais aux marges de la normalité : Esther belle mais tenue pour folle
et habitée par un ‘afrît pour être tombée à 5 ans d’une terrasse et
avoir perdu connaissance ; son mari et cousin Motty, son aîné de 14
ans, beau et « immense dans sa
galabeya immaculée », aveugle dès la tendre enfance, presque autiste et
tenant dans sa mémoire les comptes des artisans juifs du souk des gawharjî (joailliers)
. Le couple s’aime et est heureux en ménage, ce qui est une exception, un don
de Dieu peut être, dans la Haret où on se mariait parce qu’on respirait,
marchait, mangeait…Il reste 7 ans sans enfants, ce qui explique le recours à Khadouja,
la sorcière, qui connait « les plantes, les pierres et les paroles qui
font venir les enfants » et dont le théâtre d’opération est la vieille
ville où elle déambule et dort sous les porches. D’un quartier l’autre :
Esther et ses tantes passent à la hara musulmane de Bab el Zouweila pour
participer à un rite conduit par la Kudiya aux seigneurs, les
« zars », rite composé de danse, de transe, de présences…et un fils,
Zohar « la fumée »de naître, principal héros du roman. Pour le lait maternel
et la circoncision, il en faudra des stratagèmes, des recours dont le récit ne
cesse d’étonner et de captiver. A l’instar de la logique narrative de notre ami
Jabbour Douaihi, celle de Tobie Nathan a l’art d’intercaler entre 2 détails
insolites un développement encore plus inopiné. D’où notre ensorcellement par
des récits qui ne cessent d’émerveiller comme des contes.
Les singularités pittoresques de Haret el Yahoud, dont on
ne saurait dire si elles sont réelles ou sorties de la seule imagination,
enrichissent leur épaisseur du cadre social où elles vivent : familial
bourré d’oncles et de tantes aux avis partagés, économique plein de petits
métiers, de misère et de désœuvrement, topique avec les synagogues et les
tombeaux de saints, religieux avec des rabbins qui cherchent à traquer les superstitions tout en s’accommodant avec
elles par des amulettes et des prières étranges, philosophique avec la nokta
(blague) comme expression fondamentale…Le quartier lui-même n’isole ses juifs ni
des autres juifs sortis d’ici ou venus d’ailleurs et qui enrichis (les
Cattaoui, Cicurel, Curiel, Mosseri, Menasce…) cherchent à faire bénéficier
leurs frères dans le besoin de leur bienfaisance ; ni des autres Egyptiens
auxquels les lient une langue arabe pleine de saveur, un patrimoine aux aspects
innombrables fait de coutumes, de sagesse et de poncifs.
La communauté de la Hara menait une vie quotidienne de
routine, de misère et de bonheur. Mais elle se pensait hors du temps, présente
avec Moïse avant l’exode, rappelée à la foi par Maïmonide 3000 ans plus tard,
ayant survécu à tous les envahisseurs des Perses aux Ottomans ; elle croyait
appartenir au paysage « comme les ibis, comme les bufflons, comme les
milans ». C’était sans prévoir les affres du colonialisme, du nationalisme
et de l’intégrisme.
De fait, le roman de Tobie Nathan en cache deux. Le premier
dont on a esquissé les principaux traits et un second consacré aux secousses du
XXème siècle. On les suit à travers trois amis juifs, deux de la hara et
l’un d’origine italienne. Nino Cohen Nino Cohen se convertit à l’islam et
épouse la cause des Frères prenant le nom d’Abou l’Harb, Joe di
Reggio lorgne le sionisme par le biais
du Maccabi du Caire ; Zohar ne cherche qu’à s’enrichir. Ils finiront respectivement
dans la solitude, la mort, l’exil. Ce
deuxième roman est moins original, néanmoins
indispensable pour l’approche du cataclysme et la clôture du récit. Mais les
dizaines de pages consacrées aux frasques et érections du roi Farouk, sans
manquer de détails piquants et de notes analytiques justes, nuisent à
l’économie de l’œuvre.
Le texte gagne à baigner dans toutes les saveurs, celles de
la bouche, de l’érotisme[1],
de la parole qui ne manque pas de glisser d’une langue à l’autre[2].
Il approche vivement l’identité : les juifs sont affirmés des Egyptiens comme
les coptes et les musulmans, mais la dualité est partout. Zohar Zohar a pour nom arabe Gohar ibn
Gohar et le nom est déjà double. La Kudiya lui dit :
« Rappelle-toi, enfant de la nuit, tu n’es pas un mais deux ! Et si
un jour tu crois savoir avec qui tu fais un, pense que tu n’es pas deux, mais
trois… »
Si l’on peut dire que la communauté juive d’Egypte a eu en Edmond Jabès (1912-1991) l’auteur du Livre
des questions son Rothko, il est possible d’ajouter qu’il n’est pas loin
d’avoir en le livre de Tobie Nathan son Chagall, un Chagall moins poétique mais
plus sensuel.
[1] Le roman de Nathan a été rapproché de
ceux de Mahfouz et je crois que les chapitres qui portent des noms de lieux
sont un hommage discret au grand romancier égyptien dont les œuvres portent le
plus souvent des noms de quartiers cairotes ; pour le désœuvrement et la
misère on l’a rapproché d’Albert Cossery…Pour l’érotisme, les rencontres de
Zohar et Masreya, et les abondantes citations du Cantique des cantiques,
je lui trouve des points communs avec un roman qui se passe en Egypte (mais à
Alexandrie) à l’époque hellénistique, l’Aphrodite (1896) de Pierre Louÿs.
Je l’ai toujours trouvé en éditions bibliophiliques illustrées chez les
libraires de livres anciens au Caire.
[2] Certaines traductions de l’arabe sont toutefois
risquées voire erronées : le prénom Nassrî ne renvoie pas à nisr
(aigle) mais à nassr (victoire) ; 3alameyn ne signifie
pas « deux mondes » (3âlameyn), mais deux étendards ;
l’expression Kân yâ mâ kân qui débute les contes, mais qu’on ne trouve
ni dans le Coran ni dans la
poésie ancienne, signifie le plus probablement : « Il a été parmi les
(nombreuses) choses qui ont été » et non : il a été il n’a pas été…
1 comment:
» Ce pays qui te ressemble »
Ceux qui n’ont rien lu sur l’Egypte de ces années ou qui n’y ont jamais vécu aimeront certainement ce roman.
Les autres, ceux qui savent, verront très vite qu’on est loin du souffle de Durrell ou de l’humour de dérision, allié au style ciselé, de Cossery. ; loin de la virtuosité de Durrell, pour Alexandrie ; loin de la virtuosité décapante de Cossery à qui n’échappent ni le burlesque ni l’absurdité de la vie du peuple, ces hommes oubliés de Dieu…
En réalité, on est plutôt proche de Solé.
Néanmoins, ce roman reste attachant et l’aurait été encore plus si l’auteur n’avait pas eu la malencontreuse idée d’utiliser le mot « ghetto », rappelant les horreurs que l’on sait (l’étymologie ne change rien à la projection !!).
Je ne crois pas que l’on puisse qualifier de ghettos les différentes communautés qui vivaient en Egypte, tant au Caire qu’à Alexandrie, dans une harmonie qu’on ne retrouve nulle part ailleurs… Ou alors, je vivais dans un ghetto sans le savoir, dans un rêve, un rêve merveilleux de surcroît !
D’autant plus que ce « quartier », s’appelait « Haret El Yahoud », i.e. le « Quartier des Juifs » et dans lequel vivaient, en harmonie, juifs, chrétiens, musulmans…
Oui, en harmonie ! C’est malheureusement ce que les européens et les américains ignorent et c’est ainsi qu’ils confondent « religion » et « ethnie » : ils ignorent qu’on peut être juif, chrétien ou musulman ET arabe ou, plus largement, sémite !
Ils font systématiquement l’amalgame, le raccourci musulman=arabe=musulman…
Enfin, saluons le courage de Michel Boujenah qui a « osé » déclarer, récemment sur Canal + : Je suis un juif arabe !
Et sa pointe d’humour en forme d’histoire juive la plus courte : C’est l’histoire d’un juif qui rencontre un autre arabe !
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