Saturday 8 June 2019

NIETZSCHE ENTRE GAI SAVOIR ET PESSIMISME DIONYSIAQUE

  




Nietzsche: Œuvres II, (Humain, trop humain; Aurore; Le Gai Savoir), Edition publiée sous la direction de Marc de Launay, avec pour ce volume, la collaboration de Dorian Astor, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2019, 1512pp.

Le deuxième des trois volumes des Œuvres de Nietzsche dans la Pléiade, paru récemment, regroupe les livres de sa période médiane, celle qui force le chemin de l’ascendant Wagner-Schopenhauer des premières publications à Zarathoustra et aux derniers écrits. Elle est parfois qualifiée de période voltairienne et le livre qui l’entame est « offert en hommage personnel » à Voltaire « l’un des plus grands libérateurs de l’esprit ». Cette étape  intermédiaire a une unité marquée par « 6 années de travail » (1876-1882), «toute mon affaire d’esprit libre ».
Humain, trop humain paraît en 1878 et est enrichi de deux suites,  Opinions et sentences mêlées et Le voyageur et son ombre, en 1879. Dans ce livre pour esprits libres, Nietzsche détecte « le monument d’une crise » : la fin de son rapport à Wagner, de l’exaltation du musicien et de son drame lyrique, de l’espoir d’une régénération  de la culture allemande exprimé dans L’Origine de la tragédie et les Considérations inactuelles et cela après l’inauguration du festival de Bayreuth (août  1876) jugé déprimant.  A travers la répudiation du  Wagnérisme et de la carrière  professorale, l’auteur cherche à opérer un retour à soi. Sa maladie, le voyage à Sorrente, la mémoire de Voltaire au centième anniversaire de sa mort sont l’occasion d’une remise en question radicale et non « sans douleurs » de sa pensée.
Le livre est conçu comme une machine de guerre contre l’« idéalisme », contre tout idéal éthique ou esthétique qui cherche à se soustraire à l’histoire et à l’analyse scientifique. « L’idéal n’est pas réfuté, il gèle », écrit-il dans Ecce Homo. Tel est le sort infligé à des concepts-valeurs comme  le « génie », le « saint », le « héros », la « foi », la « pitié », et « la chose en soi ». A présent, les génies ne se fondent plus, comme dans la vision précédente, avec l’Un originaire, l’essence du monde ; ils sont « de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, à passer au crible, modifier, arranger » ; ce ne sont pas des surhumains au milieu de masses grossières mais ils doivent énormément à la « civilisation » au milieu de laquelle ils vivent. Les « convictions », qu’on exalte, auxquelles on est fidèle « sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les mensonges ». Il faut donc passer de leur pathos à la recherche de la vérité « qui n’est jamais lasse de réviser et de procéder à de nouveaux examens. » Cette passion active du Vrai est liée au relativisme et au scepticisme « vertu d’abstention prudente. »
Nietzsche s’en prend à la Métaphysique et à la « chose en soi », « digne d’un rire homérique » tant elle s’avère vide de sens alors qu’elle paraît l’essentiel. «  Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur) qui est si riche de sens, profond, prodigieux, si gros d’heur et de malheur. Ce résultat conduit à une philosophie de la négation logique du monde : laquelle se concilie d’ailleurs avec une affirmation pratique du monde aussi bien avec ce qui est le contraire.» La pensée d’Epicure se manifeste dans les appendices : il pourrait y avoir un monde métaphysique, mais son existence nous est inaccessible et devrait nous être indifférente.    
Selon des confidences rapportées, Wagner trouva le livre « triste », « pitoyable », « insignifiant », « méchant ». De celui qui suivra, Nietzsche affirme : «on ne trouve pas…un seul mot négatif, pas une attaque, pas une méchanceté.»
  
Humain, trop humain est empreint des désillusions d’un idéaliste.  Aurore, pensées sur les préjugés moraux (1881) écrit dans la pauvreté et la solitude et achevé à Gênes l’année même de sa parution est un ouvrage « solaire » où l’esprit de Nietzsche atteint sa « période terrible [de] maturité. » « Ce livre, tout d’affirmation, répand sa lumière, son amour, sa tendresse sur toutes sortes de choses mauvaises, et il leur restitue leur« âme », la bonne conscience, leur droit souverain supérieur à l’existence. » Il cherche à libérer de la peur, de la superstition, de la haine de soi et du corps, des simplifications de la religion comme de l’arrogance de la moralité.
Composé d’aphorismes variant entre une ligne et 3 pages, écrit pour être feuilleté,  il déroule les procédés d’une nouvelle manière: dialogues, retournements apparents d’opinion, questions en suspens, ambigüité de réponses souvent hypothétiques, « pensées informulées », portes dérobées… Son dernier mot est un «…ou bien ? » Pour ces raisons sans doute, comme pour l’absence de solutions définitives, d’ordre linéaire, d’« odeur de poudre » ainsi que pour sa manière subtile et délicate, il est l’un des textes les moins explorés de l’œuvre. Il introduit pourtant le concept capital de généalogie et ouvre de nouvelles  possibilités  à la philosophie et à la culture.
Le Gai savoir (1882) est à la fois le sommet de la période Aufklärung et le passage à un nouveau type de savoir, celui « du ménestrel, du chevalier et de l’esprit libre ». Comme le titre l’indique, c’est le livre du refus joyeux et de l’affirmation de la vie. Un ouvrage qui veut porter à « son achèvement la langue allemande » au-delà de Luther et de Goethe, liant plus  étroitement  « force, souplesse et euphonie ». Mais le contenu n’épouse pas exactement la promesse du titre tant le travail critique est poussé et l’hiver  encore proche : « Tout y est pétulance, inquiétude, contradiction, temps d’avril… »  
Le livre n’annonce pas seulement Zarathoustra et les écrits de 1886-1888 mais les accompagne de multiples manières d’où le « pessimisme dionysiaque » opposé au « pessimisme romantique » de Schopenhauer et de Richard Wagner : le nihilisme apparaît avec la mort de Dieu et appelle à l’infini des interprétations ; la généalogie fait dépendre les formations culturelles des degrés d’intensité de la vie ;  l’idéalisme est le mensonge d’une vérité valeur suprême et absolue et de la dépréciation du corps; l’éternel retour et l’amor fati  sont des tentatives de réponses éthiques originales…

La lecture de Nietzsche est toujours vivifiante. La présente édition savante, discrète, aisée à consulter excelle à la soutenir et à l’enrichir.   

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