Nietzsche: Œuvres II,
(Humain, trop humain; Aurore; Le Gai Savoir), Edition publiée sous la
direction de Marc de Launay, avec pour ce volume, la collaboration de Dorian
Astor, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2019, 1512pp.
Le
deuxième des trois volumes des Œuvres de Nietzsche dans la Pléiade, paru
récemment, regroupe les livres de sa période médiane, celle qui force le chemin
de l’ascendant Wagner-Schopenhauer des premières publications à Zarathoustra
et aux derniers écrits. Elle est parfois qualifiée de période voltairienne
et le livre qui l’entame est « offert en hommage personnel » à
Voltaire « l’un des plus grands libérateurs de l’esprit ». Cette
étape intermédiaire a une unité marquée
par « 6 années de travail » (1876-1882), «toute mon affaire d’esprit
libre ».
Humain, trop humain paraît en 1878 et est enrichi de deux suites, Opinions et sentences mêlées et Le
voyageur et son ombre, en 1879. Dans ce livre pour esprits libres,
Nietzsche détecte « le monument d’une crise » : la fin de son
rapport à Wagner, de l’exaltation du musicien et de son drame lyrique, de
l’espoir d’une régénération de la
culture allemande exprimé dans L’Origine de la tragédie et les Considérations
inactuelles et cela après l’inauguration du festival de Bayreuth (août
1876) jugé déprimant. A travers la répudiation
du Wagnérisme et de la carrière professorale, l’auteur cherche à opérer un
retour à soi. Sa maladie, le voyage à Sorrente, la mémoire de Voltaire au
centième anniversaire de sa mort sont l’occasion d’une remise en question
radicale et non « sans douleurs » de sa pensée.
Le livre est conçu comme une machine de guerre contre l’« idéalisme »,
contre tout idéal éthique ou esthétique qui cherche à se soustraire à l’histoire
et à l’analyse scientifique. « L’idéal n’est pas réfuté, il gèle »,
écrit-il dans Ecce Homo. Tel est le sort infligé à des concepts-valeurs
comme le « génie », le « saint »,
le « héros », la « foi », la « pitié », et
« la chose en soi ». A présent, les génies ne se fondent plus, comme
dans la vision précédente, avec l’Un originaire, l’essence du monde ; ils
sont « de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais
encore à rejeter, à passer au crible, modifier, arranger » ; ce ne
sont pas des surhumains au milieu de masses grossières mais ils doivent
énormément à la « civilisation » au milieu de laquelle ils vivent.
Les « convictions », qu’on exalte, auxquelles on est fidèle
« sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les
mensonges ». Il faut donc passer de leur pathos à la recherche de la
vérité « qui n’est jamais lasse de réviser et de procéder à de nouveaux
examens. » Cette passion active du Vrai est liée au relativisme et au scepticisme
« vertu d’abstention prudente. »
Nietzsche
s’en prend à la Métaphysique et à la « chose en soi », « digne
d’un rire homérique » tant elle s’avère vide de sens alors qu’elle paraît l’essentiel.
« Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme
représentation (comme erreur) qui est si riche de sens, profond, prodigieux, si
gros d’heur et de malheur. Ce résultat conduit à une philosophie de la négation
logique du monde : laquelle se concilie d’ailleurs avec une affirmation
pratique du monde aussi bien avec ce qui est le contraire.» La pensée d’Epicure se
manifeste dans les appendices : il pourrait y avoir un monde métaphysique, mais
son existence nous est inaccessible et devrait nous être indifférente.
Selon
des confidences rapportées, Wagner trouva le livre « triste », « pitoyable »,
« insignifiant », « méchant ». De celui qui suivra,
Nietzsche affirme : «on ne trouve pas…un seul mot négatif, pas une attaque,
pas une méchanceté.»
Humain,
trop humain est empreint des
désillusions d’un idéaliste. Aurore,
pensées sur les préjugés moraux (1881) écrit dans la pauvreté et la
solitude et achevé à Gênes l’année même de sa parution est un ouvrage
« solaire » où l’esprit de Nietzsche atteint sa « période
terrible [de] maturité. » « Ce livre, tout d’affirmation,
répand sa lumière, son amour, sa tendresse sur toutes sortes de choses
mauvaises, et il leur restitue leur« âme », la bonne conscience, leur
droit souverain supérieur à l’existence. » Il cherche à libérer de la
peur, de la superstition, de la haine de soi et du corps, des simplifications
de la religion comme de l’arrogance de la moralité.
Composé
d’aphorismes variant entre une ligne et 3 pages, écrit pour être feuilleté, il déroule les procédés d’une nouvelle
manière: dialogues, retournements apparents d’opinion, questions en suspens,
ambigüité de réponses souvent hypothétiques, « pensées informulées »,
portes dérobées… Son dernier mot est un «…ou bien ? » Pour ces
raisons sans doute, comme pour l’absence de solutions définitives, d’ordre
linéaire, d’« odeur de poudre » ainsi que pour sa manière subtile et délicate,
il est l’un des textes les moins explorés de l’œuvre. Il introduit pourtant le
concept capital de généalogie et ouvre de nouvelles possibilités à la philosophie et à la culture.
Le
Gai savoir (1882) est à la fois le
sommet de la période Aufklärung et le passage à un nouveau type de savoir, celui « du ménestrel, du chevalier et de l’esprit
libre ». Comme le titre l’indique, c’est le livre du refus joyeux et de l’affirmation
de la vie. Un ouvrage qui veut porter à « son achèvement la langue
allemande » au-delà de Luther et de Goethe, liant plus étroitement
« force, souplesse et euphonie ». Mais le contenu n’épouse pas
exactement la promesse du titre tant le travail critique est poussé et
l’hiver encore proche : « Tout
y est pétulance, inquiétude, contradiction, temps d’avril… »
Le
livre n’annonce pas seulement Zarathoustra et les écrits de 1886-1888
mais les accompagne de multiples manières d’où le « pessimisme
dionysiaque » opposé au « pessimisme romantique » de
Schopenhauer et de Richard Wagner : le nihilisme apparaît avec la mort de
Dieu et appelle à l’infini des interprétations ; la généalogie fait
dépendre les formations culturelles des degrés d’intensité de la vie ; l’idéalisme est le mensonge d’une vérité valeur
suprême et absolue et de la dépréciation du corps; l’éternel retour et l’amor
fati sont des tentatives de réponses
éthiques originales…
La
lecture de Nietzsche est toujours vivifiante. La présente édition savante,
discrète, aisée à consulter excelle à la soutenir et à l’enrichir.
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