« L'égarée d'une seule patience » *
L'œuvre, le nom même, de Laurice Schehadé demeurent, plus
d'un demi siècle après la parution de Journal d'Anne (1947), son premier
titre, le privilège d'un petit nombre. J'en eus personnellement la révélation
une journée d'avril 1979 au fond de la cour d'une petite rue parisienne rendue
célèbre par un atelier. Un ami et moi rendions alors visite à « un homme
qui fait seul de beaux livres »[1], Guy Lévis Mano, plus connu sous le sigle de sa maison
d'édition, GLM. Au milieu des œuvres des plus grands poètes du xxème siècle et
de tous les temps, nous découvrîmes de nombreuses plaquettes blanches (“Les
pièces d'une collection de bonheur”[2]) affichant le nom de notre auteur. Décontenancés, nous
finîmes par apprendre qu'elle était la sœur du grand poète libanais, qu'elle et
son mari, un marquis italien, se montraient d'une grande gentillesse et
recevaient, à leur maison de Sorrente, avec une hospitalité parfaite. GLM
ajouta que Laurice Schehadé était l'auteur dont il avait publié le plus de
titres, onze très exactement, plus que Georges (5), plus que Pierre-Jean Jouve
(8), plus que Paul Eluard (10). Prié d'expliquer cette profusion, “l'éditeur
des poètes”, poète lui-même, eut ces mots laconiques, mais o combien justes:
“Cela coule de source!”.
Le frère n'a donc pas porté ombrage à la sœur et les deux
œuvres se soutiennent et s'éclairent. D'autres raisons expliquent la faible notoriété.
Laurice Schehadé a passé en dehors du Liban et de la France la majeure partie
de sa vie. Le prestige de son éditeur principal n'en fait pas un bon
distributeur, loin s'en faut. Plus profondément, peut-être, l'œuvre elle-même,
jaillie comme instinctivement et soucieuse de sa seule perfection, n'accorde
pas une attention suffisante aux lecteurs inconnus.
En assemblant et en réimprimant les œuvres de Laurice
Shehadé, introuvables et originellement publiées à peu d'exemplaires, la
collection PATRIMOINE, sous l'impulsion de Ghassan Tuéni, GLM libanais à ses
heures, remplit sa mission et donne au “batelier du vent” un second
souffle. On ne peut dire simplement que l'initiative leur rend justice: ce
serait introduire une notion éthique et faire fi de la munificence du geste et
de son côté ludique. Le beau mot de « Patrimoine » s'incline lui-même
devant les enjeux de la grande poésie.
***
« En moi existe un brin de folie pour avoir vu
dérober aux enfants leur enfance. Je m'appelle Anne et l'on m'appelle Laurice »[3]. L'œuvre de Laurice Schehadé commence par une
autofiction entreprise sous le nom d'Anne. Journal d'Anne (1947) relate
sa seizième année; Récit d'Anne (1950) remonte vers l'enfance; Portes
disparues (1956) suit la filière de la tribu maternelle. “Tu as raison, je
parle trop de mon enfance, je vais dans la vie à reculons comme un crabe, mais
comment un aveugle pourrait-il oublier ce qu'il a perdu?”[4]. La phrase est tirée du “roman” consacré à la période
italienne, Les Grandes horloges, paru en 1961 chez Julliard et assez
vite épuisé. Dans cette clôture, la transparence est telle que le nom
d'emprunt, risquant de faire voile, n'a plus sa raison d'être.
Au cœur de l'œuvre autobiographique ou autofictive, au
sens propre comme au figuré, sept placards publiés et réunis en 1968 sous le
titre Le Livre d'Anne: Le Temps est un voleur d'images (1952), La Fille
royale et blanche (1953), Fleurs de chardon (1955), Jardin
d'orangers amers (1959), Le Batelier du vent (1961), J'ai donné
au silence ta voix (1962), Du ruisseau de l'aube (1966). C'est le
grand œuvre, la transmutation de la vie personnelle dans des thèmes universels,
l'union scellée de la poésie et du style, le tressage intime de traits simples,
charmants, inattendus et de sentiments abyssaux. Qu'on en juge par un exemple
pris au hasard: “Mon amour tu as menti: l'amandier n'était pas d'un vert
tendre, aucun écho ne surveillait nos pas, ma bouche d'adolescente se perdait
pour rejoindre en vain la tienne, la mer engloutissait l'horizon et sur le toit
de la maison grise nos rêves dormaient dans l'arbre”[5]. Les rares exercices d'écolière brillante, la préciosité
parfois frôlée et un brin d'exotisme facile sont noyés dans une écriture où
l'invention, la pureté, la légèreté et l'intensité ne tarissent presque jamais.
***
Trois thèmes majeurs traversent l'œuvre de Laurice
Schehadé et se nouent en elle au point d'y former une unité indivise. La
nostalgie d'une enfance dont on ne s'est jamais séparé et qui reste le théâtre
de référence toujours actuel: “Mon enfance résonne en moi qui m'a faite
sauvage; j'ai rêvé en elle ce que je ne pouvais pas avoir, ce que les hommes
plus tard ne m'ont jamais donné. Mon enfance a dépouillé mon cœur sans l'avoir
comblé, m'emprisonnant de promesses et de souvenirs”[6] Cette enfance est un pays:
J'ai mal de t'avoir quitté, mal de vivre, pays de
mûriers, de vignes, de ruisseaux secrets, semblances de Dieu, ma vallée
heureuse. Morte j'irai à ta recherche dans un sac de pauvre, un peu de terre et
d'eau, le pain de tes promesses. Et l'on dira: cette femme au loin, il n'y a
d'ombre nulle part pour elle[7].
Ce pays est lui même nommé (notable différence avec
Georges qui, l'avouerons-nous, s'il eut prononcé le mot Liban, aurait pris le
risque de voir son œuvre s'évanouir!): « Au Liban la nuit, le ciel est
dans chaque main »[8].
L'appartenance première, revendiquée, réinventée
par la poésie des éléments constitutifs, cache cependant un nomadisme
perpétuel. Chaque enracinement est le leurre d'une origine plus ancienne, plus
orientale, plus lointaine: de l'Egypte on remonte au Liban, du Liban à Damas,
de Damas au Hauran (un texte s'intitule: “Nous venons du Hauran”) et du Hauran
à la Perse. Il y est dit: « … mes ancêtres, chefs de tribus persanes, qui
raffinés et philosophes... étaient zoroastriens »).
Cette enfance est aussi un monde de femmes: « Quatre
générations de femmes dont je suis la dernière, c'est beaucoup pour la même
demeure »[9]. Cette enfance est enfin le noyau familial: des
servantes fidèles au point de ne pas rester dehors, un père « poète et
riche en mots », une mère « avec une incalculable capacité de souffrance
et d'amour »[10], des frères et sœurs « si différents les uns des
autres »[11] mais tous, ascendants et descendants, « irresponsables
dans la tendresse et la plus extravagante des fantaisies, pour lesquels
l'inutile était indispensable, l'utile misérable et passager »[12].
L'enfance décrite par Laurice Schehadé est la scène
indélébile de joies et de peines, de jeux innocents et pervers. Théâtre
originaire, elle n'est faussée par aucune idéalisation aveugle. « Luc dit
que je suis née avant la faute. Pourquoi alors ne suis-je pas restée dans le
Paradis? »[13]. L'enfance désigne les acteurs principaux en nommant
l'auteure Anne. « Ma mère m'a donné un nom court pour ne pas fatiguer ceux
qui ne m'aimaient pas »[14]. Mais Anne, c'est surtout la sœur du conte célèbre:
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? » A ce titre, elle
incarne aussi la patience obligée, vertu également attribuée à l'âne, vocable
très proche et animal jouissant d'une place de choix dans l'imaginaire
lauricien: « J'ai en moi tous les biens du monde: rues longues et tristes,
jardins apaisés, crépuscules des villes et l'âne résigné des sentiers de
poussières »[15]. L'enfance, c'est les petites peines et les grands
rêves, l'éternité dans une vie passagère et galopante.
Nous touchons là le second thème majeur de
l'œuvre, le temps à deux vitesses: temps externe ravageur, balayant tout sur
son passage, transformant les dures réalités en images et « volant »
ces images déjà fugaces; temps interne lent et incapable de prendre les deuils
des disparitions continuelles: « Tout est si rapide en dehors de nous, si
lent à mûrir en nous, et dans cette course du lièvre et de la tortue, la fable
a tort car le lièvre arrive quand la tortue est encore à son
départ »[16]. Le lyrisme d'Anne use de sa large palette pour
dépeindre les figures de la confrontation des deux durées. Tantôt il accentue la part tragique, tantôt il amène
aux réconciliations: « La maison de la mer m'a finalement adoptée, elle a
dédié un monument à ma patience... j'ai fini par séduire ses murs » [17].
Troisième et dernier thème, l'apport le plus original de
Laurice Schehadé, le foyer où son œuvre poétique connaît son incandescence:
l'amour, ou plutôt, l'amour comme désespérance. La détresse de la passion, de « l'infini »
[18] dirait notre auteur, ne vient pas des obstacles qu'on
lui oppose. Elle est dans l'accomplissement du sentiment, dans son essence
même. « Murs d'une inflexible solitude – Image de mon amour »[19]. L'amour est une « tunique sans couture »[20], une lente marche commune « sans but, sauf celui
d'être ensemble, chacun seul »[21]. L'amour est absurde, impossible pour les raisons mêmes
qui lient l'amitié chez Montaigne: chacun des partenaires est ce qu'il est, à
jamais solitaire, enfermé dans sa durée et son enfance. Conclusion
schopenhauerienne qui se manifeste par les nombreux tableaux qui opposent l'un
à l'autre les deux amours: « Ton amour a la douceur de ces vallées où
l'herbe pousse, que personne ne piétine, celle des mains désirées, disparues,
des rêves à peine esquissés, le sourire de l'aubépine quand la nuit furtive
enlace l'aurore. Le mien a la violence de l'automne, toujours près de mourir,
une tristesse qui fait le tour de la terre »[22]. « Mon amour, je croyais te trouver dans les livres
que je se savais pas lire. Tu me cherchais en un désert dont le mirage se
multipliait, multipliait mes yeux, ma bouche, ma ressemblance avec moi.
Harassés, nous nous sommes assis l'un près de l'autre sans nous voir » [23].
* * *
L'œuvre de Laurice Schehadé est sans artifices[24], c'est sa faiblesse et sa force en même temps. Sa
faiblesse d'abord: l'écrivain ne recourt pas aux subterfuges pour séduire son
lecteur, n'utilise pas des techniques éprouvées pour le garder en haleine. Cela
est patent dans le laisser-aller de la construction de ses livres de « fiction »,
la faiblesse de leur dernière partie. Sa force ensuite: L'œuvre « coule de
source » et jaillit puissante et sincère des tréfonds de l'âme dans une
écriture inventive et suave, d'emblée parfaite. Des récits (toujours
autobiographiques) aux œuvres poétiques, le passage est insensible et la
différence n'est que d'intensité. Les premiers s'attachent au milieu et aux
traits de caractère, les secondes assènent une vérité poétique propre, capable
de soutenir par elle-même sa teneur. Mais des racines aux fleurs, la distance
est de plus courte.
Notre conclusion est une invitation à recevoir l'œuvre
d'Anne: non pas une œuvre liée à celle de l'illustre frère, mais une œuvre
parallèle, nourrie de la même sève, éclairant mieux les racines et la
géographie, et vivant, en définitive, de sa vie propre “royale et blanche”.
Le 23 septembre 1999
*Ce texte est la
préface du premier tome des œuvres de Laurice Schehadé : Les livres
d’Anne paru en 1999 à Dar annahar, collection « Patrimoine ».
[1] P.J. Jouve: Un homme qui fait seul de beaux livres (GLM), NRF,
avril 1938. Repris in Sacrifices, Fata Morgana, 1986.
[2] Portes disparues, p. 19. Les numérotations de pages, à
l'exception de celles des Grandes horloges, publié chez Julliard,
renvoient aux éditions originales de GLM.
[3] « Histoires de fous », texte inédit.
[4] Les Grandes horloges, Julliard, p. 25.
[5] Le Temps est un voleur d'images, pp. 25-26.
[6] Ibidem, p9.
[7] Le Batelier du vent, p.8.
[8] Le Temps..., p.10.
[9] Portes disparues, p. 27. En Italie même, l'auteur
habitera une “maison de femmes”. (Les Grandes horloges, p. 73).
[10] Les Grandes horloges, p. 28.
[11] Journal d'Anne, p. 46.
[12] Les Grandes horloges, p. 18.
[13] Journal d'Anne, p. 13.
[14] Ibidem, p.7.
[15] Le Batelier..., p.17.
[16] Les Grandes horloges, p.94.
[17] Ibidem, p.95.
[18] “Détresse de l'infini!”, La fille royale et blanche,
p.25.
[19] Jardins d'orangers amers, p.28.
[20] Du Ruisseau de l'aube, p.16.
[21] Le Batelier...,p.31.
[22] J'ai donné au silence ta voix, pp. 22-23.
[23] Ibidem, pp.30-31.
[24] Cette assertion concerne la construction d'ensemble des ouvrages
et non le style qui évidemment mérité une étude particulière.
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