L’« effet de
réel » de Roland Barthes est bien plutôt un « effet d’égalité »
Jacques Rancière: Le
Fil perdu, Essais sur la fiction moderne, La Fabrique, 2014, 152pp.
Depuis Aristote au moins, en passant par Lukács et
Ricœur, les philosophes sont intrigués
par l’intrigue, c'est-à-dire interpellés par le récit en tant que forme. Ils
essaient d’en percer la rationalité, d’y lire des mutations sociales, d’en
décrypter le devenir. Au confluent de ces trois tendances, s’inscrit la
tentative de Jacques Rancière.
Le projet de l’auteur se présente comme suit : Si L’Éducation
sentimentale (1869) de Flaubert ou Lord Jim (1900) de Joseph Conrad
ont semblé, pour leurs contemporains, des livres « sans livre
là-dedans », manquant d’ossature et paralysés par l’absence
de colonne vertébrale, c’est que ces œuvres
remettaient en question ce qui était admis depuis Aristote : la
fiction littéraire a un commencement, un milieu et une fin ; les détails
se subordonnent à la perfection de l’ensemble ; les enchaînements de
causes et d’effets assurent l’intelligibilité du récit à travers son
déploiement temporel… La fiction nouvelle est erratique ; elle a perdu les
proportions qui garantissaient son excellence ; elle est «sans
fin », c'est-à-dire que, dans l’obligation de terminer l’ouvrage, elle
« est peut être condamnée » à n’avoir jamais la « bonne »
fin. Une pratique d’écriture a, sans manifeste ni théorisation, effacé les
équilibres intra-romanesques entre les pensées des protagonistes, leurs actions
et les descriptions proposées.
Partant du schème aristotélicien que la fiction n’est pas
l’invention d’un monde imaginaire, mais « une structure de
rationalité » qui tend à rendre les choses, les événements et les
situations perceptibles et intelligibles, Rancière peut la définir ainsi:
« un mode de liaison qui construit des formes de coexistence, de
succession et d’enchaînement causal entre des événements et donne à ces formes
les caractères du possible, du réel et du nécessaire. » Mais face à
l’altération de ce schème dans le roman des XIXème et XXème siècles, il ne
souscrit pas aux idées de courants marxistes qui recourent aux concepts de
fétichisme, d’aliénation et de réification et veulent voir dans la nouvelle
fiction (Lukács) - comme dans la poésie baudelairienne (W. Benjamin) - un
processus émanant des transformations capitalistes : la réalité humaine
est désormais fragmentée et la passivité
des choses a pris la prééminence sur l’action humaine. Rancière propose de montrer,
dans cette même fiction, la destruction du modèle hiérarchique soumettant les
parties au tout et séparant l’humanité en une élite d’êtres actifs et une multitude
d’êtres passifs.
Dans le conte de Flaubert Un cœur simple (1877), le
romancier décrit ainsi la maison de Mme Aubain, théâtre de l’action :
« Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes
et de cartons. » Roland Barthes (1968) relevant ce baromètre, qui ne
remplit aucun rôle dans la narration, y voit un « effet de réel ». L’utilité
du détail inutile sert à affirmer un fait sans fonction et prend la place, dans
le récit moderne, de la vraisemblance chez Aristote : le réel se suffit à
lui-même ; il est déjà là et n’a nul besoin d’être intégré à une structure.
Une tradition critique y verra même le produit d’une bourgeoisie encombrée par ses objets et désireuse d’affirmer sa pérennité
contre la montée de périls révolutionnaires.
Pour
Rancière, ces assertions manquent le cœur de la question car tout le
problème est désormais « qu’il n’y a que des détails ». Il cite ce
propos de Barbey d’Aurevilly sur une autre œuvre de Flaubert: « C’est
une flânerie dans l’insignifiant, le vulgaire et l’abject pour le plaisir de
s’y promener ». Et Rancière d’enchaîner : « Le prétendu « effet
de réel » est bien plutôt un effet d’égalité. » Car le règne du
détail introduit la démocratie en littérature : tous les hommes qui
n’agissent pas, à qui les choses arrivent dans un quotidien de reproduction et
de répétition, qui sont passifs « parce qu’ils ne font rien d’autre
que faire » et sont exclus de l’ordre des fins qui est celui de l’action,
envahissent la nouvelle fiction. Trop
nombreux, trop semblables, ils submergent le personnage d’envergure et défont
l’intrigue bien ficelée. Plus rien ne sépare les « âmes d’élite » qui
agissent, sentent, pensent des « âmes vulgaires » soumises aux
impératifs de la vie ou de la survie. Ce que nous trouvons chez Zola, Virginia Woolf,
Faulkner… ce ne sont pas des images immobiles, expression de la réification
capitaliste comme l’a cru une critique progressiste. Ce sont « les
différences, déplacements et condensations d’intensités à travers lesquels le
monde extérieur pénètre les âmes et celles-ci fabriquent leur monde
vécu. » Deux opérations caractérisent, pour ainsi dire, le roman
moderne : la prise du pouvoir par les anonymes et leur transformation des
micro-événements en « cristallisations singulières de la grande Vie impersonnelle »; le travail de l’écriture qui cherche à tenir ensemble
les péripéties et à remplacer les chaînes de la causalité et l’équilibre des
parties : égalité des phrases dont chacune porte le pouvoir de tout
lier ; respiration commune qui anime la multitude des événements
sensibles.
De
ce livre ardu, sec, dense, souvent novateur et parfois répétitif,
principalement penché sur la littérature
anglo-saxonne, nous n’avons retenu qu’une partie. Ajoutons que son fil conducteur
est moins le récit qu’un certain ébranlement affectant le roman, la
poésie et le théâtre dans leur modernité. La dernière contribution (« Le
théâtre des pensées ») constitue, par ailleurs, une excellente
introduction aux œuvres de Büchner et de Tchékhov.
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