Saturday, 9 August 2014

LA FICTION MODERNE: RANCIÈRE VERSUS LUKÁCS & BENJAMIN






L’« effet de réel » de Roland Barthes est bien plutôt un « effet d’égalité »

Jacques Rancière: Le Fil perdu, Essais sur la fiction moderne, La Fabrique, 2014, 152pp.
          Depuis Aristote au moins, en passant par Lukács et Ricœur,  les philosophes sont intrigués par l’intrigue, c'est-à-dire interpellés par le récit en tant que forme. Ils essaient d’en percer la rationalité, d’y lire des mutations sociales, d’en décrypter le devenir. Au confluent de ces trois tendances, s’inscrit la tentative de Jacques Rancière.    
          Le projet de l’auteur se présente comme suit : Si L’Éducation sentimentale (1869) de Flaubert ou Lord Jim (1900) de Joseph Conrad ont semblé, pour leurs contemporains, des livres « sans livre là-dedans », manquant  d’ossature  et  paralysés  par  l’absence de colonne vertébrale, c’est que ces œuvres  remettaient en question ce qui était admis depuis Aristote : la fiction littéraire a un commencement, un milieu et une fin ; les détails se subordonnent à la perfection de l’ensemble ; les enchaînements de causes et d’effets assurent l’intelligibilité du récit à travers son déploiement temporel… La fiction nouvelle est erratique ; elle a perdu les proportions qui garantissaient son excellence ; elle est «sans fin », c'est-à-dire que, dans l’obligation de terminer l’ouvrage, elle « est peut être condamnée » à n’avoir jamais la « bonne » fin. Une pratique d’écriture a, sans manifeste ni théorisation, effacé les équilibres intra-romanesques entre les pensées des protagonistes, leurs actions et les descriptions proposées.
          Partant du schème aristotélicien que la fiction n’est pas l’invention d’un monde imaginaire, mais « une structure de rationalité » qui tend à rendre les choses, les événements et les situations perceptibles et intelligibles, Rancière peut la définir ainsi: « un mode de liaison qui construit des formes de coexistence, de succession et d’enchaînement causal entre des événements et donne à ces formes les caractères du possible, du réel et du nécessaire. » Mais face à l’altération de ce schème dans le roman des XIXème et XXème siècles, il ne souscrit pas aux idées de courants marxistes qui recourent aux concepts de fétichisme, d’aliénation et de réification et veulent voir dans la nouvelle fiction (Lukács) - comme dans la poésie baudelairienne (W. Benjamin) - un processus émanant des transformations capitalistes : la réalité humaine est désormais fragmentée et  la passivité des choses a pris la prééminence sur l’action humaine. Rancière propose de montrer, dans cette même fiction, la destruction du modèle hiérarchique soumettant les parties au tout et séparant l’humanité en une élite d’êtres actifs et une multitude d’êtres passifs.
          Dans le conte de Flaubert Un cœur simple (1877), le romancier décrit ainsi la maison de Mme Aubain, théâtre de l’action : « Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. » Roland Barthes (1968) relevant ce baromètre, qui ne remplit aucun rôle dans la narration, y voit un « effet de réel ». L’utilité du détail inutile sert à affirmer un fait sans fonction et prend la place, dans le récit moderne, de la vraisemblance chez Aristote : le réel se suffit à lui-même ; il est déjà là et n’a nul besoin d’être intégré à une structure. Une tradition critique y verra même le produit d’une bourgeoisie encombrée par  ses objets et désireuse d’affirmer sa pérennité contre la montée de périls révolutionnaires.
Pour Rancière, ces assertions manquent  le cœur de la question car tout le problème est désormais « qu’il n’y a que des détails ». Il cite ce propos de Barbey d’Aurevilly sur une autre œuvre de Flaubert: « C’est une flânerie dans l’insignifiant, le vulgaire et l’abject pour le plaisir de s’y promener ». Et Rancière d’enchaîner : « Le prétendu « effet de réel » est bien plutôt un effet d’égalité. » Car le règne du détail introduit la démocratie en littérature : tous les hommes qui n’agissent pas, à qui les choses arrivent dans un quotidien de reproduction et de répétition, qui sont passifs « parce qu’ils ne font rien d’autre que faire » et sont exclus de l’ordre des fins qui est celui de l’action,  envahissent la nouvelle fiction. Trop nombreux, trop semblables, ils submergent le personnage d’envergure et défont l’intrigue bien ficelée. Plus rien ne sépare les « âmes d’élite » qui agissent, sentent, pensent des « âmes vulgaires » soumises aux impératifs de la vie ou de la survie. Ce que  nous trouvons chez Zola, Virginia Woolf, Faulkner… ce ne sont pas des images immobiles, expression de la réification capitaliste comme l’a cru une critique progressiste. Ce sont « les différences, déplacements et condensations d’intensités à travers lesquels le monde extérieur pénètre les âmes et celles-ci fabriquent leur monde vécu. » Deux opérations caractérisent, pour ainsi dire, le roman moderne : la prise du pouvoir par les anonymes et leur transformation des micro-événements en « cristallisations singulières de la grande Vie impersonnelle »; le travail de l’écriture qui cherche à tenir ensemble les péripéties et à remplacer les chaînes de la causalité et l’équilibre des parties : égalité des phrases dont chacune porte le pouvoir de tout lier ; respiration commune qui anime la multitude des événements sensibles.

De ce livre ardu, sec, dense, souvent novateur et parfois répétitif, principalement  penché sur la littérature anglo-saxonne, nous n’avons retenu qu’une partie. Ajoutons que son fil conducteur est moins le récit qu’un certain ébranlement affectant le roman, la poésie et le théâtre dans leur modernité. La dernière contribution (« Le théâtre des pensées ») constitue, par ailleurs, une excellente introduction aux œuvres de Büchner et de Tchékhov. 

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