Cet
entretien d’août 1979 a longtemps été inédit en français. Il n’a été publié dans sa langue originelle qu’en 2013 dans la luxueuse revue annuelle lyonnaise Rodéo précédé et suivi d'un dossier bien fourni. Aujourd’hui
en août 2014 il reparaît dans une nouvelle et belle traduction arabe due à
Ahmad Beydoun dans la revue beyrouthine Kalamun.
Sur
les circonstances de cet entretien, cf. notre article publié dans Rodéo 2013
et sur ce blog et intitulé « Foucault en l’entretien », août
2014.
FS : Si
on parle de l’Iran : près de dix mois ont passé, n’est-ce pas, depuis
votre première prise de position sur la révolution iranienne, prise de position
qui a d’abord scandalisé et ensuite fortement marqué les milieux intellectuels
français. Ces dix mois ont assisté au départ du souverain iranien et à la
tentative des mollahs d’installer un gouvernement, possibilité que vous aviez
évoquée et à laquelle vous aviez refusé de réduire le soulèvement iranien.
Ailleurs
dans le monde ce fut le soulèvement nicaraguayen, le drame des réfugiés
indochinois… Il est peut-être temps d’évaluer rétrospectivement vos diverses
prises de position à l’égard des questions iraniennes.
Qu’est-ce
qui vous a porté à vous intéresser à l’Iran ?
MF : Tout
simplement la lecture d’un livre déjà ancien que je n’avais pas encore lu, et
que, à la faveur d’un accident et d’une convalescence, j’ai eu le temps de lire
avec soin l’été dernier et c’est le livre de Ernst Bloch Le Principe
Espérance[1] .
Ça
m’a beaucoup frappé, parce que c’est un livre qui est finalement assez peu
connu en France, a eu relativement peu d’influence, et qui me paraît poser un
problème tout à fait capital. C’est-à-dire le problème de cette perception
collective de l’Histoire, euh, qui commence à se faire jour en Europe au Moyen
Age sans doute, et qui est la perception d’un autre monde ici-bas, la
perception que la réalité des choses n’est pas définitivement instaurée et
établie mais qu’il peut y avoir, à l’intérieur même de notre temps et de notre
histoire, une ouverture, un point de lumière et d’attraction qui nous donne
accès, dès ce monde-ci, à un monde meilleur.
Or
cette perception de l’Histoire est à la fois un point de départ de l’idée même
de Révolution et, d’autre part, une idée d’origine religieuse. Ce sont
essentiellement des groupes religieux et surtout les groupes religieux
dissidents qui, à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance, ont porté
cette idée que, à l’intérieur même du monde d’ici-bas, quelque chose comme une
Révolution était possible. Voilà. Alors, euh, ce thème m’a beaucoup intéressé
car je le crois historiquement vrai, même si Ernst Bloch ne donne pas de tout
cela une démonstration très satisfaisante en termes de science historique. Je
crois que c’est une idée, qui est tout de même…
FS : C’est une
idée due au XVIème siècle mais à des groupes religieux.
MF : Oh ça
commence bien avant le XVIème siècle puisque finalement les grandes révoltes
populaires du Moyen Age avaient déjà, étaient déjà organisées autour de ce
thème.
ça commence dès le XIIème/XIIIème siècle, mais évidemment ça éclate surtout aux XVème/XVIème siècle et ça traverse toutes les guerres de religion. Euh, alors si vous voulez, j’étais en train de lire ça, lorsque tous les jours les journaux m’apprenaient qu’en Iran, il était en train de se passer quelque chose qui était un soulèvement, un soulèvement qui avait pour caractère de n’être manifestement pas commandé par une idéologie révolutionnaire occidentale, qui n’était pas non plus commandé ni dirigé par un parti politique, ni même par des organisations politiques, qui était un soulèvement véritablement de masse : c’était tout un peuple qui se dressait contre un système au pouvoir, et enfin dans lequel l’importance du phénomène religieux, d’institutions religieuses, de la représentation religieuse était tellement patente… Alors il m’a semblé qu’il y avait là un rapport entre ce que je lisais et ce qui était en train de se passer. Et j’ai voulu aller voir. Et j’ai vraiment été voir ça comme un exemple, une épreuve de ce que j’étais en train de lire dans Ernst Bloch. Voilà. Donc, si vous voulez, le fait que j’ai été là-bas, avec un œil, si vous voulez, conditionné par ce problème du rapport révolution politique et espérance ou eschatologie religieuse. Voilà.
ça commence dès le XIIème/XIIIème siècle, mais évidemment ça éclate surtout aux XVème/XVIème siècle et ça traverse toutes les guerres de religion. Euh, alors si vous voulez, j’étais en train de lire ça, lorsque tous les jours les journaux m’apprenaient qu’en Iran, il était en train de se passer quelque chose qui était un soulèvement, un soulèvement qui avait pour caractère de n’être manifestement pas commandé par une idéologie révolutionnaire occidentale, qui n’était pas non plus commandé ni dirigé par un parti politique, ni même par des organisations politiques, qui était un soulèvement véritablement de masse : c’était tout un peuple qui se dressait contre un système au pouvoir, et enfin dans lequel l’importance du phénomène religieux, d’institutions religieuses, de la représentation religieuse était tellement patente… Alors il m’a semblé qu’il y avait là un rapport entre ce que je lisais et ce qui était en train de se passer. Et j’ai voulu aller voir. Et j’ai vraiment été voir ça comme un exemple, une épreuve de ce que j’étais en train de lire dans Ernst Bloch. Voilà. Donc, si vous voulez, le fait que j’ai été là-bas, avec un œil, si vous voulez, conditionné par ce problème du rapport révolution politique et espérance ou eschatologie religieuse. Voilà.
FS : Et à
partir de cette vision n’est-ce pas, qui était au départ une vision théorique,
vous avez été une seule fois en Iran ?
MF : Non
deux fois.[2]
FS : Vous
avez été à deux reprises ?
MF : Au
total 5 semaines, quoi, 5 ou 6 semaines.[3]
FS : Et
là-bas vous avez rencontré un large échantillon de gens ?
MF : Large ?
Vous savez comme un occidental, et dans une période comme celle-là, peut
rencontrer. C’est-à-dire que j’ai vu bien sûr les milieux universitaires de
Téhéran. J’ai vu à Téhéran un certain nombre de jeunes gens et jeunes filles
qui n’étaient pas des universitaires ou n’étaient plus des universitaires, euh,
qui étaient actifs dans le mouvement révolutionnaire à ce moment-là. J’ai
rencontré certains mais finalement assez peu de représentants du personnel
politique. J’ai rencontré un certain nombre de personnes qui allaient devenir
des gens importants du nouveau régime, à savoir Dr Mehdi Bazargan, Dr. Kazem Sami
Kermani[4]…
FS : Oui
MF : Et puis
j’ai été à Qom, j’y ai rencontré Chariat
Madari[5].
Et puis j’ai été à Abadan. Et
j’ai rencontré là un petit groupe d’ouvriers (…). J’ai rencontré aussi des gens
des administrations à Téhéran. Bien sûr, je n’ai absolument pas vu ce qui se
passait en province.
FS : Seulement
dans les grandes villes.
MF : Je ne
connais donc que, je n’ai donc vu des choses qu’à Téhéran, Qom et Abadan.
FS : Et
une fois donc sur place, quelle était pour vous la spécificité du cas
iranien ?
Confirmait-il
ou infirmait-il vos conclusions ?
MF : Si vous
voulez je crois que, à ce moment-là et dans beaucoup d’analyses en Europe, en
France en tous cas, on voyait cette idée que finalement la déculturation de
l’Iran sous l’effet du régime dictatorial du Chah, l’industrialisation trop
hâtive et un modèle occidental trop hâtivement imposé, cette déculturation
avait fait … , et puis la désorganisation aussi, la désorganisation politique,
avaient fait que l’Islam était devenu en quelque sorte le vocabulaire commun et
minimum dans lequel le peuple iranien exprimait des revendications qui étaient
au fond des revendications sociales et politiques. Autrement dit, n’étant pas
capable d’avoir un discours révolutionnaire, une idéologie révolutionnaire, une
organisation révolutionnaire au sens occidental du terme, et bien ma foi, il se
serait replié sur l’Islam. C’était ça une interprétation que j’ai souvent entendue,
rapportée autour de moi, et c’est cette interprétation que j’ai crue inexacte.
Car il m’a semblé que ce n’était pas en quelque sorte un simple véhicule, que
l’Islam n’était pas dans ce mouvement un simple véhicule pour des aspirations
ou des idéologies qui, au fond, seraient autres. Ce n’était pas à défaut de
mieux qu’on aurait utilisé l’Islam pour mobiliser les Musulmans. Je crois qu’il
y avait effectivement dans ce mouvement qui était un mouvement très largement populaire, des millions et des millions de gens acceptaient de
s’affronter à une armée et à la police qui était évidemment toute puissante, il
me semblait qu’il y avait là quelque chose qui devait sa force à … ce qu’on
pourrait appeler une … une volonté à la fois politique et religieuse, un peu
à la manière de ce qui pouvait se passer en Europe aux XVème / XVIème siècle
lorsque par exemple les Anabaptistes à la fois se révoltaient
contre le pouvoir politique qui était en face d’eux et trouvaient la force et
le vocabulaire de leurs révoltes dans une croyance religieuse, une aspiration
religieuse sincère et profonde. Voilà et c’est cela que j’ai essayé de dire.
FS : et donc,
je vais là un peu vous interroger sur les principales notions qui, je crois,
ont fait l’essentiel de vos préoccupations théoriques vous interrogeant sur
l’Iran. C’est-à-dire, essentiellement trois concepts, vous me direz s’il y en a
d’autres : celui de volonté générale, celui de gouvernement
islamique et celui de spiritualité politique. On pourrait prendre ces
trois. Donc ce qui vous a frappé, au début surtout, c’est l’existence d’une volonté
générale portée par un peuple et vous dites que vous croyiez que c’était une
abstraction, que ça n’existait, comme Dieu, que dans les livres et là vous la
voyez sur place.
MF : Si vous
voulez, avec mon expérience d’Européen, j’ai toujours vu la volonté générale
déléguée, représentée ou confisquée par un personnel politique, par des
organisations politiques ou par des leaders politiques. Et je crois que, soyons
cyniques avec nous-mêmes, que de Gaulle ait représenté la France en 1940, c’est
peut-être un fait mais je sais bien, tout enfant que j’étais à l’époque, que la
volonté générale des Français n’était pas portée de ce côté-là (rires).
Et disons : la représentation de la France par de Gaulle c’était, c’est un
phénomène qui était politiquement souhaitable et qui a été historiquement
fécond mais dans la réalité ce n’est pas tout à fait comme ça que ça s’est
passé (rires). Dans nos démocraties où les députés, ministres,
présidents de la République, parlent au nom de la collectivité, de l’Etat et de
la société, la volonté générale, c’est tout de même quelque chose que l’on sent
rarement.
FS : Oui
mais…
MF : Et dans
les groupes politiques qui se prétendent détenteurs des aspirations fondamentales
de la population, on trouve beaucoup de bureaucratie, beaucoup de leadership,
beaucoup de hiérarchie, beaucoup de confiscation de pouvoir, etc. Or il m’a
semblé, à tort ou à raison, et là je me suis peut-être tout à fait trompé, que
vraiment quand, au mois de septembre, les Iraniens sont descendus dans la rue
devant les chars, ils y descendaient, non pas forcés ou contraints par
quelqu’un, ce n’était pas un groupe de gens qui s’exposait à leur place, euh,
parce qu’il aurait été détenteur de leur identité, non c’était eux, ils ne
voulaient pas, ils ne voulaient plus du régime subi. Et ça, même sans avoir été
en province, je crois que c’est un phénomène qui a frappé tout le monde comme
on a pu le constater à Téhéran et
un peu partout en Iran. Et
d’après ce que je vous ai dit en tout cas collectivement les gens ne voulaient
plus de ça.
FS : Et
quelle était, n’est-ce pas, la caractéristique de cette volonté générale ?
Sur quoi elle était basée ? C’est seulement sur le refus du souverain?
MF : Alors
c’est là en effet le point si vous voulez le plus difficile sur lequel on peut
discuter. On peut, on pouvait se dire tout simplement : ils ne voulaient
plus de ce régime et c’est à cela seulement que se résumait cette volonté
générale. Or je crois, et là je me trompe peut-être, qu’ils voulaient effectivement
autre chose. Et cet autre chose qu’ils voulaient, justement, ce n’était
pas ni un autre régime politique, ni un régime de mollahs, plus ou moins implicitement ; ce qu’ils voulaient, ce qu’ils
avaient dans le fond de la tête ou si vous voulez au bout de leur regard quand
ils risquaient tout de même quasi quotidiennement leur peau dans ces
manifestations, il me semble que ce qu’ils cherchaient, c’était une espèce
d’eschatologie, enfin, la forme que prenait cette volonté générale ce n’était
pas la forme d’une volonté d’État ou d’organisation politique, c’était, me
semble-t-il, une sorte d’eschatologie religieuse.
FS : … qui serait réalisée aussi sur terre ?
MF : Oui enfin, si
vous voulez, c’était ça qui donnait forme et force à leur volonté et pas
simplement un refus du régime actuel sous forme de dégoût devant la pagaille,
la gabegie, la corruption, la police, les massacres. Bon. Cela prenait aussi
une forme, c’était en gros une eschatologie religieuse.
FS : Alors
à propos de gouvernement islamique dans votre
« Lettre ouverte à Mehdi Bazargan »[6],
vous dîtes que c’est le mot gouvernement dont on en a déjà assez, alors plutôt
c’est pas le mot islamique qui vous fait peur mais alors vous dîtes que entre
ces deux termes il pourrait y avoir réconciliation, contradiction, ou seuil de
nouveauté[7].
Alors est-ce que vous pouvez évoquer ces diverses possibilités et peut-être
vers laquelle d’entre elles on est en train de s’acheminer ?
MF : Bon
alors, je crois que, en effet, dans cette notion de gouvernement islamique, il
y avait beaucoup d’équivoque, euh beaucoup d’ambiguïté. Et à dire vrai quand
j’ai posé la question, car tout le monde me parlait du gouvernement islamique,
de Sami Kermani à Chariat Madari, en
passant par Mehdi Bazargan, tout
le monde me disait ce qu’on veut c’est un gouvernement islamique, et quand on
leur demandait en quoi cela consistait, la réponse était très vague, floue. Et même garanti d’une promesse de faire quoi que ce soit qu’ait pu faire Chariat Madari, c’est
pas tellement rassurant, c’est pas parce qu’on a dit : « on
respectera les minorités ! »,
c’est pas parce qu’on a dit : « on tolèrera même les communistes ! »
que pour ça il faut être rassuré. Je pense même qu’il faut être inquiet, quand on
entend ça. Mais ce n’est pas simplement ça. Il me semble que par gouvernement
islamique, les gens, comme ça, dans leur masse, cherchaient, pensaient à
quelque chose qui était essentiellement une forme au fond non politique de
coexistence, une manière de vivre ensemble, et qui ne ressemble en aucune
manière à une forme, disons
occidentale, de structuration politique. Or, c’était vraisemblablement
intenable sous cette forme. Ce vers quoi on risque d’aller, c’est bien entendu
un gouvernement entre les mains des mollahs. Et quand je disais : est-ce
que la contradiction, possibilité d’un seuil nouveau, je voulais dire est-ce
qu’il est possible, à partir de quelque chose d’aussi équivoque en soi, d’aussi
flou, et qui risque aussi vite de tomber dans un gouvernement des mollahs,
est-ce qu’il est possible d’élaborer quelque chose ? Et est-ce que les
circonstances, les pressions de tous ordres, politiques, économiques,
militaires, diplomatiques, permettront à l’Iran d’élaborer une solution…
Il
me semble qu’il y avait au moins un point commun entre tout le monde, quand on
parlait d’un gouvernement islamique, que ce soit les ouvriers d’Abadan, Chariat
Madari, Bazargan…, et qui ont un point commun qui était d’essayer de trouver
des formes de coexistence, des formes sociales, des formes d’égalité, etc, qui
ne soient pas le modèle occidental.
FS : et
est-ce qu’on pourrait appeler cela, n’est-ce pas, sans faire référence à
quelqu’un, une sorte de société sans Etat ?
MF : Si vous
voulez, oui, oui, oui, absolument. Absolument. Encore une fois tout était très
vague et nécessairement très confus.
FS : Mais,
c’est-à-dire, est-ce que l’Islam qui en général est présenté, qui s’est
présenté lui-même parfois, comme à la fois une religion et Etat, est-ce que
cette religion qui se présente comme un summum de doctrine de pouvoir n’est pas
en elle-même porteuse de possibilité de limitation de tout pouvoir
d’Etat ?
MF : c’est
en tous cas ce qu’ils ont, ce qu’on m’a toujours affirmé là-bas. Et on m’a
assuré que l’Islam étant ce qu’il est, ne pouvait en lui-même porter aucun des
dangers qui sont inhérents même aux formes subtiles, réfléchies, équilibrées
d’une démocratie occidentale. Voilà c’est ce qu’on m’a dit. C’est en tous cas
cette espèce d’espoir, qui encore une fois dans sa forme est si semblable à ce
qu’on trouve dans l’Europe du XVIème siècle. Il me semble que c’est cela qui
est (…)
FS : Alors,
on passe à cette notion qui ne vous vaut pas des fleurs (rires) celle de spiritualité
politique. Et si vous l’expliquez un peu, n’est-ce pas, comment on politise
le spirituel, et spiritualise la politique ?
MF : Vous
savez, sans doute je ferai un jour une étude sur les réactions incroyables des
Français quant à ma position sur ce qui
s’est passé en Iran, je ne sais pas comment on a réagi dans les autres pays
d’Europe mais en France ça a été tout à fait fou.
C’était
l’exemple de quelque chose qui…, vraiment les gens sont sortis d’eux-mêmes.
Vous comprenez pour que trois journalistes différents certainement pas médiocres, et puis arriver à fabriquer des faux sur mes propres
textes en me les attribuant. Enfin fabriquer des faux avec des phrases qui
n’étaient pas de moi, des textes qui n’étaient pas de moi, des mots qui
n’étaient pas de moi, de me les attribuer pour démontrer que j’approuvais les
exécutions des juifs, qu’on pouvait dire que j’approuvais l’action des
tribunaux islamiques etc. Dans des journaux convenables. Donc, enfin, les gens
sont devenus fous.
FS : Comment vous expliquez cette folie ?
FS : Comment vous expliquez cette folie ?
MF : Ah,
alors là moi j’aimerais bien vous en parler. Je n’ai pas d’explication. Et
l’autre jour encore, hier, je voyais un journaliste, d’un journal, d’un
hebdomadaire, je l’ai rencontré en Iran,
je posais la question « comment expliquez-vous l’attitude de vos
collègues ? ». C’est un juif et il m’a dit « oh, je pense que
c’est la haine de l’Islam ».
FS : Il y
a un livre, je le cite parce que j’en ai fait un compte-rendu la semaine passée
dans le journal et qui s’intitule Orientalism[8]…
MF : Oui.
C’est de Edward Saïd. Je connais Edward Saïd. Je connais le livre.
FS : Ah,
vous connaissez Edward Saïd !
MF : Oui
c’est un livre fort intéressant.
Bon, enfin je ne sais pas, en tous cas
les gens sont devenus fous. A propos de spiritualité politique ; la phrase
que j’ai dite était celle-ci : j’ai dit que ce que j’avais trouvé là-bas,
c’était quelque chose comme la recherche d’une spiritualité politique, et je
disais que cette notion qui maintenant est pour nous tout à fait obscure, qui
était tout à fait claire, familière au XVIème siècle. Bon, y a pas de quoi
fouetter un chat. Plutôt on peut bien me dire : « C’est pas vrai, ils
ne cherchaient pas une spiritualité politique », mais venir dire, comme on
a encore dit tout récemment dans Le Monde…
FS : Claude Roy ?
FS : Claude Roy ?
MF : Claude
Roy. Dans un mensonge énorme. Et dont ils ne se sont pas excusés et dont ils ne
s’excuseront jamais. Mais que je subirai toujours. Je n’ai jamais
personnellement aspiré, quoiqu’ils le disent, à une spiritualité politique.
J’ai dit : « j’ai vu là-bas un mouvement très curieux, très bizarre, et
qu’on ne peut, je crois, comprendre que par analogie avec des choses passées ici, la spiritualité politique. Vous en
avez un superbe exemple, qu’on n’aurait tout de même pas oublié puisqu’il a
encore une certaine actualité chez nous, c’est le calvinisme. Qu’est-ce que
c’est Calvin sinon la volonté de faire passer, pas simplement une croyance
religieuse, pas simplement une organisation religieuse, mais toute une forme de
spiritualité, c’est-à-dire de rapport individuel à Dieu, de rapport individuel
aux valeurs spirituelles, de le faire passer dans la politique. Bon euh, le
calvinisme, c’était ça le projet du calvinisme, projet qui a la forme d’un autre mouvement religieux. C’est
cela qui est arrivé en Occident. C’est ce qui avait eu lieu en Occident et
c’est ce qui, me semble-t-il, il y a eu dans ce mouvement de l’année 78 en
Iran. Personnellement, euh (rires), je n’ai jamais pensé que la
spiritualité politique puisse être actuellement, comment dire, une aspiration…
FS : une
réponse
MF : … une
réponse ou une aspiration possible ou souhaitable en Occident. On en est à
mille lieues. La meilleure preuve qu’on en est à mille lieues c’est qu’on est
obligé donc de faire des références historiques pour essayer de faire
comprendre. Deuxièmement, je n’ai jamais prétendu que la spiritualité politique
c’était la solution, même aux problèmes de l’Iran, car le seul fait de rappeler
ce qui s’était passé en Europe du XVème et du XVIème, et bien que ça ne se mène
pas comme ça, et ça conduit à des choses dures. Jamais la spiritualité
politique, ça n’a été le paradis sur terre. Voyez Calvin, et la spiritualité
politique de Calvin, ça a mené à quelques bûchers (rires). Bon euh
voilà. Autrement dit, j’ai décrit, quelque chose que je voyais en Iran. J’ai
peut-être eu tort, et là j’accepte une discussion possible. Mais vouloir me prêter, à titre d’aspiration personnelle,
ce que je décrivais comme étant me semble-t-il une volonté ou une aspiration
propre à l’Iran, c’est d’une malhonnêteté dont les journaux français rendent
encore un son.
FS : Mais
quand même vous avez décrit le mouvement avec sympathie ?
MF : …
FS : Non,
moi je dis ça, …
MF :
Absolument
FS : et
vos prises de position, c’était d’un
grand confort dans le milieu que vous décrivez d’hostilité à cette révolution.
Vous avez été le seul à dire quelque chose de vraiment neuf comme analyse, en
disant que ce n’est pas des fanatiques qui descendent dans les rues et que
c’est le retour de l’Islam.
MF : Oui,
bon euh, si vous voulez, euh, d’une part, parce que je ne crois pas que l’on
puisse jamais bien comprendre quelque chose à quoi on est hostile. Et si
j’avais eu une espèce de sentiment d’hostilité à l’égard de tout ça, je n’y
serai pas allé, parce que j’aurais été certain de ne pas le comprendre. Deuxièmement,
il me semble en effet que les risques, enfin les possibilités pour que
maintenant, dans les pays dits du tiers-monde, les mouvements révolutionnaires,
les mouvements, si vous voulez, violents et intenses de changement social et
politique, maintenant euh vont de plus en plus essayer de prendre racine sur le
fond culturel de ces pays-là, au lieu d’essayer de se modeler sur l’Occident,
l’Occident libéral et l’Occident marxiste. Je pense que c’est cela qui risque de se répandre. Que c’est en
train de se répandre. Et ce qui se passe en Afghanistan est de ce type-là. […] Bon, il me semble qu’on a là, alors, ne serait-ce que d’un
point de vue, si vous voulez, proprement historique… il faut bien prêter
crédit, on peut porter attention à ce qui se passe.
Mais enfin troisièmement, si j’ai eu de la
sympathie au-delà même de cette curiosité historique et politique, c’est parce que je pense en effet que, étant donné ce
qu’était le régime du Chah, d’oppression politique, économique, d’exploitation
de population, d’impérialisme masqué,
etc. et bien qu’un peuple tout entier se révolte, contre ce régime,
c’est bien. Et je dis même très bien dans la mesure où l’Islam a au moins
permis ceci, c’est que le peuple tout entier participe activement. Il s’y est
reconnu. Il me semble que, jusque dans le fond de la campagne iranienne, ce
mouvement a eu des échos dans la mesure même où il se référait à quelque chose
que les gens reconnaissaient comme leur. Alors que le mouvement se serait fait
au nom de la lutte des classes, ou au nom des libertés, je ne suis pas sûr que
cela aurait eu le même écho et que cela aurait eu la même force. Voilà les
raisons pour lesquelles j’ai une sympathie, mais cette sympathie n’a jamais été
jusqu’à dire que, un, euh, il fallait éviter cela, deux, que ce qui allait en
sortir allait être le paradis sur terre, loin de là, loin de là. J’ai
simplement porté un jugement de réalité sur une force que je constatais et aux
objectifs immédiats de laquelle je ne pouvais que souscrire dans la mesure où
ses objectifs immédiats c’était ce renversement de ce régime impérialiste, de
ce régime d’exploitation, de ce régime …
FS : … de
massacres.
MF : ce
régime de terreur policière.
FS : Donc, on
aura peut-être l’occasion d’y revenir, vous vous situez complètement en dehors
de tout ce courant que l’on nomme le retour au sacré ?
MF : Absolument.
Je n’ai jamais pris aucune position euh je pense si vous voulez pour un homme
occidental, en tous cas, moi, comme occidental, je considère que mon
attitude à l’égard de la religion ne regarde personne et je n’ai jamais pris
aucune position politique, aucune position publique là-dessus. Je n’en parle
jamais. Et je suis, si vous voulez, à la fois trop historien et trop
relativiste pour avoir l’idée absurde (rires) de faire de ce que j’ai pu
voir en Iran la bannière d’un prophétisme nouveau : Retournons au sacré !
Tout ça, ça ne me concerne pas de droit. Moi en tous cas je ne le fais pas. J’ai essayé de
décrire ce que je voyais. Le problème est de savoir pourquoi ce qui se passait
là-bas, la réalité de là-bas, a constitué une telle blessure pour l’Occident. Au
point où moi qui décrivais cette réalité, dont on parlait beaucoup d’ailleurs, j’ai pu être considéré comme
une espèce de prophète lui-même
fanatique.
FS : Et
là-dessus vous ne présentez aucune, vous n’avez aucune explication ?
MF : Non, je continue, je continue à être très, très sceptique, très embarrassé de ce qui se passe. Même, quand je parle aux gens, beaucoup bien sûr des gens qui me sont un peu proches, beaucoup sont complètement écœurés de l’incroyable sottise, de l’aveuglement avec lesquels les journalistes racontent toujours absolument la même chose sur ce qui se passe en Iran. Il y a une phrase qui m’a paru tellement typique de ça et c’est celle-ci : Il y a deux ou trois mois, à un poste de radio périphérique, j’ai entendu l’information suivante: « Le régime de l’ayatollah Khomeiny vient d’annuler la commande de deux avions Concorde ou de deux… je ne sais pas, mais le gouvernement de monsieur Bazargan a assuré que les contrats seraient maintenus. » Donc pour les contrats maintenus, on a le gouvernement Bazargan, et pour les contrats annulés, c’est le régime de l’ayatollah Khomeiny (rires). N’est-ce pas sublime ?
MF : Non, je continue, je continue à être très, très sceptique, très embarrassé de ce qui se passe. Même, quand je parle aux gens, beaucoup bien sûr des gens qui me sont un peu proches, beaucoup sont complètement écœurés de l’incroyable sottise, de l’aveuglement avec lesquels les journalistes racontent toujours absolument la même chose sur ce qui se passe en Iran. Il y a une phrase qui m’a paru tellement typique de ça et c’est celle-ci : Il y a deux ou trois mois, à un poste de radio périphérique, j’ai entendu l’information suivante: « Le régime de l’ayatollah Khomeiny vient d’annuler la commande de deux avions Concorde ou de deux… je ne sais pas, mais le gouvernement de monsieur Bazargan a assuré que les contrats seraient maintenus. » Donc pour les contrats maintenus, on a le gouvernement Bazargan, et pour les contrats annulés, c’est le régime de l’ayatollah Khomeiny (rires). N’est-ce pas sublime ?
FS : C’est
sublime, oui.
MF : Eh ben
c’est ça.
FS : Vous
ne l’avez personnellement jamais rencontré ?
MF : L’Ayatollah
Khomeiny ? Non. Je ne l’ai pas rencontré d’une part, parce que si vous
voulez, ce qui m’intéressait était de voir ce qui se passait là-bas. Lui,
l’Ayatollah Khomeiny, je savais premièrement qu’il disait peu de choses, que,
d’autre part, il était un personnage politique dont les déclarations, préparées
à l’avance par son entourage, devaient avoir un certain sens politique. Ce
qu’il voulait dire, je le lisais dans les journaux. Je savais parfaitement
qu’une conversation avec lui ne me ménerait à rien. Le problème encore une fois
ce n’était pas de savoir ce qu’il y avait dans la tête des leaders du
mouvement, c’était de savoir comment vivaient là-bas ces gens qui littéralement
faisaient la révolution et faisaient la révolution, me semble-t-il, pour leur
propre compte.
FS : Et en ce sens, pour un peu finir de cette question, est-ce que l’Islam pourrait jouer un rôle de garantie contre le despotisme comme on vous l’a dit ?
FS : Et en ce sens, pour un peu finir de cette question, est-ce que l’Islam pourrait jouer un rôle de garantie contre le despotisme comme on vous l’a dit ?
MF : Comme
on me l’a dit. Alors écoutez, là personnellement je suis très sceptique. Ce
scepticisme est lié premièrement à mon ignorance de l’Islam. Deux, ce que je
sais de l’histoire de l’Islam n’est pas en soi plus réconfortant que l’histoire
de n’importe quelle autre religion. Bon, troisièmement, l’Islam, l’Islam chiite
en Iran, n’est tout de même pas une sorte de, comment dire euh, émanation
directe du temps du prophète. Il y a une histoire, le clergé chiite a été lié à
tout un tas de formes d’institutionnalisation, de domination ethnique, de massacres, de privilèges politiques et autres,
etc. La culture, la formation du clergé chiite, c’est probable, n’est pas très élevée. Après tout cela, je
crois qu’il faut être un peu méfiant.
Mais
encore une fois, cela c’est le problème des musulmans, ce n’est pas le mien. Le
problème pour les musulmans est de savoir si effectivement à partir de ce fond
culturel et de cette situation actuelle et du contexte général, il est possible
de tirer de l’Islam et de la culture islamique, quelque chose comme une forme
politique nouvelle. Ça c’est le problème des musulmans, et c’est je crois ce
problème là que, très intensément, un certain nombre d’entre eux au moins,
parmi les intellectuels les plus éclairés, essayaient de résoudre. C’est ce
problème là que Ali Chariati a essayé de poser. C’est celui-là me semble-t-il
quand j’ai parlé à Bazargan qui était sa préoccupation. C’était la
préoccupation de Chariat Madari également. Et je crois que l’espèce
d’attention, à la fois intense, muette et pleine d’appréhension avec laquelle
les musulmans que je connais en France suivent les événements en Iran, il me
semble que c’est lié à cela : si l’Iran échoue, c’est-à-dire s’il bascule
totalement dans un régime de mollahs à la fois autoritaire, rétrograde, alors
est-ce que ça ne va pas être le signe, l’un des signes en tous cas, que de
l’Islam, que du fond de la culture islamique, on ne peut pas tirer des
ressources pour la recherche d’une forme de société politique ; si l’Iran
réussit alors… Parce que ce qui m’a beaucoup frappé, c’est que si les journaux
français et si les Français ont dit, ont opposé tant de hargne à ce qui se
passe en Iran, les musulmans en Europe se sont tus, ils n’ont pas beaucoup
parlé.
FS : Mais
ils suivaient avec sympathie.
MF : Oui,
oui, je crois qu’ils suivaient avec sympathie. Mais je crois que leur mutisme
était lié au fait qu’ils sentaient que pour l’Islam, la partie qui se jouait
est très grosse, très importante.
FS : Mais quand même si …
FS : Mais quand même si …
MF : Ils
doivent voir avec beaucoup de, pas de rancœur, mais d’inquiétude et d’amertume,
un certain nombre de choses qui se passent actuellement en Iran
FS : Oh
la, je voulais - mais je crois que ce n’est plus la peine - vous poser une
question sur le rôle particulier du chiisme comme organisation et comme
doctrine, bien que ce ne soit pas votre domaine. Mais alors, revenons là à une
question un peu plus générale mais liée à la première, c’est-à-dire que dans le
contexte de l’opinion française, le thème de l’Islam est déjà mal vu. Comment
expliquez-vous cette incompréhension envers le soulèvement iranien et ce que
vous appelez la peur de ce qu’il y a en lui d’irréductible ? C’est-à-dire,
là on passe, n’est-ce pas, à l’idée d’irréductible.
MF : Dans
l’Islam vous voulez dire ?
FS : Non,
dans le soulèvement.
MF : Ah dans
le soulèvement. Ah oui, ah oui !
FS : C’est
une idée que vous donnez dans le dernier article du Monde[9].
MF : Oui
oui.
FS : C’est un
soulèvement où on risque sa vie, cet aspect-là…
MF : Oui.
Bon alors je je… Ce que je voulais dire c’est ceci, c’est que, bien sûr un
soulèvement a toujours et ses raisons et ses explications ; et ma foi, si
tu es un historien d’inspiration marxiste, tu établis dans quelles conditions, à la suite de quelles pressions, pour quelles
raisons, on se soulève. Je veux dire que saisir le moment même où ça se
passe, quand on veut essayer de saisir le vécu même de la Révolution, alors je
dis qu’il y a là quelque chose qui ne peut pas être rabattu sur une explication
ou une raison aussi misérable qu’on soit, aussi menacé de mourir de faim qu’on
puisse être, au moment où on se lève, et où on dit je préfère mourir sous les
mitrailleuses que mourir de faim, il y a là quelque chose que la menace de la
famine n’explique pas. Bon, il y a si vous voulez un jeu, entre sacrifice et
espérance, qui, dont chacun, ou dont collectivement, un peuple, est
responsable. Il établit lui-même le degré d’espérance et d’acceptation de
sacrifices qui va lui permettre d’affronter une armée, une police…
FS : On
va en parler je crois
MF : Et ça
c’était, je crois, un phénomène très singulier qui casse l’Histoire
FS : On
va parler longuement de ça. Mais pour en rester à cette question : le fait
que l’opinion européenne trouve que cela est irréductible… Pourquoi
l’opinion européenne est incapable d’encaisser cela, au sens où un boxeur
encaisse ?
MF : On
pourrait on peut s’imaginer que après les grands…, parce que finalement
l’Europe a vécu, c’est-à-dire l’Européen a vécu sur le Principe Espérance qui était organisé autour de l’idée d’une
révolution politique avec des partis, une armée, une avant-garde, le
prolétariat etc… bon on sait à quelle déception cela a mené. Alors on pourrait
imaginer que maintenant, toute forme de soulèvement, quel qu’il soit et où
qu’il soit, dès lors qu’il ne prend plus ces vieilles formes comme missions, comme espérance, ça
provoque à la fois une sorte d’irritation, si vous voulez une espèce de, je
dirai, une sorte de jalousie culturelle. Ils ne vont tout de même pas faire une
vraie révolution dans leur forme à eux, nous qui n’avons pas pu arriver à
faire, à faire la révolution dans une forme à nous. Nous qui avons inventé
l’idée de révolution, nous qui l’avons élaborée, nous qui avons organisé tout
un savoir, un système politique, tout un mécanisme de partis… etc… autour de
cette idée de révolution. Bon on peut donner cette explication-là. Je ne suis
pas sûr que ce soit vrai.
FS : En tous cas, il serait vrai pour certaines organisations mais ce n’est pas vrai pour ce qui ferait les troupes de choc de l’anti-iranisme.
FS : En tous cas, il serait vrai pour certaines organisations mais ce n’est pas vrai pour ce qui ferait les troupes de choc de l’anti-iranisme.
MF : Oui
FS : Ce
serait vrai pour les communistes, les gens de gauche. Pas pour la droite.
MF :
Ah non ça bien sûr mais alors là, là, on va dire que c’est l’hostilité générale contre toute forme de soulèvement.
…
FS : Alors
si vous voulez on peut passer maintenant à une chose un peu plus générale dont
on a abordé la question, c’est l’idée de soulèvement. Vous parlez de l’énigme du
soulèvement et vous dîtes qu’il s’agit là d’un élément hors l’histoire, vous
écrivez : « l’homme qui se
lève est finalement sans explication ». Qu’entendez-vous par là ?
Et pourquoi ne serait-ce pas, comme chez La Boétie, « l’homme qui se
soumet » qui pose problème.
MF : Vous
avez raison mais (rires) je dirai … (silence) Oui, oui
vous posez une question très grave, très importante. Euh, je vais y répondre,
comme ça sans être sûr que ma réponse soit la bonne et sans être sûr que je m’y
tiendrai toujours. Je sens que finalement les raisons pour lesquelles un homme
se soumet, on peut en trouver des milliers, vous allez peut-être me trouver
très hégélien brusquement, et après tout que l’esclave préfère sa vie à la mort
et qu’il accepte l’esclavage pour continuer à vivre, après tout, est-ce que ce
n’est pas ça le mécanisme de tous les asservissements ? En revanche, il me
paraît énigmatique, parce que justement aller absolument à l’encontre de cette
espèce de calcul évident, simple, en fait qui consiste à dire, je préfère
mourir plutôt que de mourir, je préfère
mourir sous les balles plutôt que de mourir ici, je préfère mourir aujourd’hui
en me soulevant que de végéter sous la
coupe du maître dont je suis l’esclave. Alors ce mourir plutôt que végéter, cette
autre mort…
FS : Donc
plutôt mourir que végéter ?
MF : Oui
enfin… bon, ce choix de la mort, la mort possible, en fait, me semble-t-il,
c’est quelque chose qui implique par rapport à toutes les habitudes,
familiarités, calculs, acceptations, etc, qui font la trame d’une existence
quotidienne, il me semble que ça constitue une lecture, et que pour une fois il
est très juste et très bien que les historiens, les économistes, les
sociologues, les analystes d’une société, je trouve très bien que tous ces gens
là expliquent les raisons, les motifs, les thèmes, les conditions dans
lesquelles se sont déroulés mais encore une fois le geste même de se soulever
me paraît irréductible par rapport à ces analyses. Du fait quand je disais
qu’il était hors Histoire, je ne veux pas dire que ce n’était pas hors du
temps, je veux dire que c’était hors de ce champ d’analyse qu’il faut élaborer
bien sûr, mais qui n’en rendra jamais compte..
FS : Et
là je vois soit une évolution dans votre analyse, soit deux niveaux différents.
Quand vous parlez un peu de François Furet et de son analyse de la Révolution
française comme quoi il y a eu d’une part les raisons économiques sociales etc,
à la Révolution, et qui ont abouti à des réformes après. Il y a le fait de la
Révolution. Ça c’est un plan. Et quand vous posez l’idée de soulèvement,
l’inexplicable, c’est un autre plan ? ou bien c’est le même plan ?
MF : Je
crois que c’est le même plan. Je crois que si voulez que se pose le problème de
l’événement révolutionnaire.
FS : Oui
MF : Les
historiens depuis un certain temps en France n’aiment pas la notion
d’événement. Leur problème c’est de réduire. Non il faut y revenir. (silence). La révolution c’est un événement. C’est un événement qui se
vit, qui est vécu par des gens. Donc il est venu un moment où les Français ont
eu conscience qu’ils faisaient la Révolution. Et ils ont fait la Révolution
parce qu’ils avaient conscience qu’ils la faisaient. Qu’ils étaient en train de
faire quelque chose. Quelque chose qui était politiquement important, qui
brisait avec des vieilles structures, etc. Quand ils avaient écouté un discours
de Danton, quand ils se réunissaient aux Jacobins, quand ils envahissaient
l’Assemblée. Bon, en Iran en 78, quand les gens descendaient dans la rue, ils
savaient qu’ils faisaient quelque chose, que ce quelque chose c’était une
Révolution ou c’était un soulèvement, que c’était en tous cas une mise en congé
de tout un pan de leur Histoire.
FS : …Mais
la décision de risquer sa vie c’est quand même autre chose que de jouer du
théâtre ?
MF : Bien
sûr mais cette décision si vous voulez, euh, dans quelle forme, quelle forme
est-ce qu’elle va prendre, c’est ça, je crois aussi, un des problèmes. Décider
qu’on va mourir quand on fait la révolution, ça ne veut pas dire simplement se
mettre devant une mitrailleuse et attendre qu’elle crache. Décider qu’on va
mourir, ou qu’on préfère mourir que de continuer, bah ça va prendre tout un
certain nombre de formes. Ça peut prendre la forme de l’organisation d’un
commando ou de guérillas ; ça peut être la forme d’un attentat
individualiste ; ça peut être la forme de l’appartenance à un mouvement de
masse ; ça peut être la forme d’une manifestation religieuse, un défilé
pour un mort, etc. Alors c’est là, si vous voulez, ce que j’appellerai la
dramaturgie du vécu révolutionnaire, et indispensable à étudier. Et elle est
absolument l’expression si vous voulez visible de cette espèce de décision qui
fait rupture dans les continuités historiques et qui est le cœur de la
révolution.
FS : Et
là vous donnez à la conscience un rôle important dans l’histoire.
MF : Euh,
bah ouais ouais.
FS : La
conscience des foules.
MF : Oui
absolument.
FS : Alors
euh une question qui s’enchaîne à la première. Dans vos ouvrages, vous semblez
partir des appareils ou des dispositifs de pouvoir, ce que ne cessera de vous
reprocher avec une telle rancœur un Castoriadis. C’est je crois à partir d’un
entretien accordé à Les Révoltes logiques[10] que vous avez parlé de
plèbe. Est-ce que l’élément soulèvement, révolte, ne fait-il pas
irruption de l’extérieur dans votre œuvre et pourrait-on dire que le
soulèvement iranien a joué un rôle dans l’usage de ce terme ?
MF : Ecoutez
les gens sont très très bizarres. Ils n’autorisent jamais à ce qu’on parle
d’autre chose que ce dont ils parlent eux-mêmes (rires). Quand je parle
de dispositifs de pouvoir, j’essaie d’étudier comment ils fonctionnent dans une
société. Je n’ai jamais prétendu que ces dispositifs de pouvoir constituent
l’ensemble de la vie d’une société. Je n’ai jamais prétendu qu’ils en
épuisaient l’histoire. Je veux dire simplement que tel étant mon objet, je veux
savoir comment il fonctionne et là il me semble que les analyses de pouvoir
qu’ont fait beaucoup de ces personnes auxquelles vous faites allusion, en
invoquant euh l’Etat par exemple, ou en invoquant une classe sociale, ne
rendent absolument pas compte de la complexité du fonctionnement de ce
phénomène de pouvoir.
FS : Mais
vous y aviez étudié une partie. Mais quand même, entre le fait que vous
décrivez un mécanisme de pouvoir, ou un appareil, et le fait que vous montrez
comment, actuellement par exemple, dans le cours sur la sexualité ou dans votre
dernier entretien paru dans L’Arc[11], le pouvoir par
rapport au savoir ou au désir n’est pas répressif mais politique, bah là ça
devient un élément beaucoup plus intérieur, beaucoup plus inhérent …
MF : Oui
mais…
FS : …
que dans Surveiller et punir, disons
MF : Euh oui
en effet dans ces derniers textes…
Dans Surveiller
et punir, j’essayais d’étudier ce mécanisme du pouvoir disciplinaire qui est,
me semble-t-il, un mécanisme important dans les sociétés, du moins aux XVIII/XIXèmes
siècles. Dans des textes plus récents, j’ai essayé d’abord de reprendre plus
généralement le problème du pouvoir. J’ai essayé de montrer que le pouvoir
était en fait toujours une structure de relation. Il n’y a pas le pouvoir comme
substance, ou le pouvoir ce n’est pas
une propriété accaparée par une classe sociale. Ou le pouvoir, ce n’est pas une
espèce de capacité qui serait produite par un appareil comme l’Etat. En
réalité, il y a des relations de pouvoir, des relations de pouvoir entre les
gens, entre les gens c’est-à-dire entre les agents, où l’un et l’autre, où les
uns et les autres, sont dans des positions différentes, dissymétriques. Mais
qui dit que…quand on dit que… le pouvoir est relation, cela veut dire qu’il y a
deux termes, cela veut dire que la modification de l’un des deux termes va
changer la relation. C’est-à-dire que loin de constituer une espèce de
structure d’emprisonnement, le pouvoir est un réseau de relations, mobile,
changeant, modifiable, et très souvent fragile. Voilà ce que j’ai voulu dire.
Alors des gens comme Castoriadis n’ont évidemment absolument rien compris. Bon
on ne va pas ramasser leurs objections. Faudrait se baisser trop bas.
FS : Oui
donc euh. Mais c’était seulement pour voir cet enchaînement et donc on peut considérer
que vous partez d’Ernst Bloch, mais l’événement d’Iran ne va pas infléchir
théoriquement …
MF : Non,
non, au contraire. Si vous voulez, je crois qu’une relation de pouvoir c’est
une relation dynamique et qui effectivement définit jusqu’à un certain point la
position des partenaires. Mais la position des partenaires et l’attitude des
partenaires, l’activité des partenaires, modifient également la relation de
pouvoir. Autrement dit, ce que j’ai voulu montrer simplement c’est qu’il n’y a
pas le pouvoir d’un côté et puis les gens auxquels le pouvoir s’applique, parce
qu’avec une hypothèse comme celle-là, ou l’on admet, ou il faut admettre que le
pouvoir est tout puissant ou il faut admettre qu’il est totalement impuissant.
En fait ça n’est jamais vrai. Le pouvoir n’est pas toujours puissant /
impuissant. Il est en grande partie aveugle, mais il voit tout de même un
certain nombre de choses, etc. Tout simplement parce qu’il s’agit en fait de
comment résoudre les relations stratégiques entre des individus qui poursuivent
des objectifs, se tiennent les uns les autres, limitent partiellement la
possibilité d’action du partenaire mais le partenaire lui échappe, d’où une
nouvelle tactique etc. C’est cette mobilité-là qu’il faut essayer de résoudre.
Et tout comme il y a des moments où, si vous voulez, se produit ce qu’on
pourrait appeler un phénomène de consonance dans lequel le pouvoir se stabilise
et où effectivement on a bien en gros un assujettissement, une acceptation du
mécanisme de domination dans une société ; il y a d’autres moments où la
consonance se fait en sens inverse, et où au contraire à ce moment-là, c’est
tout le réseau de pouvoir qui est bousculé.
FS : Dans
l’histoire telle que vous la décrivez, il y a des pouvoirs, enfin là j’utilise
les termes que vous employez dans l’article du Monde, il y a des
pouvoirs que vous dîtes infinis mais non tout puissants. Il y a des
soulèvements irréductibles et des droits que vous appelez aussi des lois
universelles. Pouvez-vous vous expliquer
sur la nature et les fondements biologiques, rationnels, économiques, de
ces trois manifestations, instances… – comment pourrait-on les appeler ? Quel
est le concept qui pourrait grouper pouvoir, droit et soulèvement ? Enfin
ça c’est pour donner un nom, mais c’est surtout ces trois concepts…
MF : Je vais
dire ceci : c’est que, il me semble que euh, dans des systèmes comme le
nôtre, c’est-à-dire dans lesquels il y a en effet non seulement des Etats avec
leurs appareils, avec toute une série de techniques qui s’exercent pour arriver
à gouverner les gens, la prolifération des mécanismes de pouvoir, par
conséquent leur stabilisation, grâce à leur multiplication, leur raffinement,
fait que euh, si vous voulez, on tend toujours à trop gouverner. C’est qu’il y
a comme une loi d’excès intérieure au développement du pouvoir.
FS : qui serait
dans l’institution ?
MF : qui
serait dans l’institution.
FS : avant
d’être dans le désir.
MF : Oui,
enfin, euh, disons, disons que le désir des individus et l’institution
fonctionnent à ce moment-là comme multiplicateurs l’un de l’autre.
FS : Oui.
MF : Bon. Et
que dans cette mesure-là je crois que, un des rôles fondamentaux de
l’intellectuel, c’est précisément de faire valoir, en face des gouvernants, des
limites générales à ne pas franchir et qui sont la garantie du non excès, enfin
la garantie toujours provisoire, toujours fragile, qu’il va falloir
défendre : une frontière menacée !
FS : Mais ces
droits-là, ces lois, cet universel, c’est quoi, c’est la raison, c’est
Kant ? C’est le monothéisme ? Vous apportez là une notion, n’est-ce pas,
entre la notion de pouvoir et celle de soulèvement, vous mettez une notion,
celle de droit, et on la voit, on ne s’explique pas sur ses origines dans votre
optique. Qu’est-ce que le droit ? Qu’est-ce que l’universel ? Qu’est-ce
que la loi ?
MF : Euh,
là… cet universel dont je parle c’est encore une fois le corrélatif
indispensable à tout système de pouvoir qui se met à fonctionner dans une
société donnée. S’il n’y a pas une limite, eh bien il est universellement vrai
que l’on va vers la domination, le despotisme, l’asservissement des individus,
etç, etc. Alors à cet universel qui est un fait du pouvoir, il faut opposer un
autre universel qui va prendre des formes tout à fait différentes selon le pouvoir
auquel on a affaire, mais qui va chaque fois marquer précisément, qui ne
franchira pas cette limite.
FS : Donc
cet universel, il porte la marque de ce à quoi il s’oppose, il n’existe pas en
lui-même, il est toujours le produit de cas.
MF : Oui, si
vous voulez, enfin ce n’est pas…
FS : Je
veux dire, il n’y a pas un « tu ne tueras pas », pour prendre un
exemple ? Mais dans chaque cas précis, il y a pour la loi, des limites
auxquelles elle doit s’arrêter.
Comment alors est-ce qu’on les définit ?
MF : Si vous
voulez, les droits de l’homme, les droits en général, ont une histoire. Il n’y
a pas de droits universels. Mais c’est un fait universel qu’il y a du droit. Et
c’est universel qu’il faut qu’il y ait du droit. Car si on n’oppose pas un
droit au fait du gouvernement, si on n’oppose pas un droit aux mécanismes et
aux dispositifs de pouvoir, alors ils ne peuvent pas ne pas s’emballer, ils ne
s’auto-restreindront jamais.
FS : Donc
le droit c’est quelque chose de purement négatif ? Il restreint, ce n’est
pas une positivité ?
MF : Non,
non, enfin là, là je parle de ces droits dont je parlais, et qu’on appelle si
vous voulez actuellement les droits de l’homme. Entre les droits de l’homme et
le droit positif qui est un système de droit, par exemple le régime pour une
société donnée, euh ce n’est pas la même chose. Nos systèmes de droit en
Occident ont essayé de se présenter comme dérivant logiquement de l’affirmation
fondamentale des droits de l’homme. En fait ça n’est pas vrai. Le droit
positif, c’est un certain nombre de techniques, de procédures, de règles de
procédures, d’obligations, de prescriptions, d’interdictions, etc. Ce ne sont
pas les droits de l’homme. D’ailleurs beaucoup de législateurs l’avaient
parfaitement senti en particulier Bentham qui disait, lorsqu’on lui a parlé de
la déclaration des Droits de l’homme en France, déclaration de la Révolution
française, il a dit : « mais ces révolutionnaires français sont des ânes, ils
ne se rendent pas compte que à partir du moment où … »
(Interruption, cassette
arrêtée, changement de face)
MF : Même
une loi qui serait votée par le peuple tout entier, du moment qu’elle va
obliger quelqu’un à quelque chose, va empiéter sur les droits de l’homme. C’est
qu’en fait entre un système de droit, un système de lois positives dans une
société, et les droits de l’homme, il y a hétérogénéité. Les droits de l’homme
encore une fois, cette forme d’universel jamais définie dans une forme
spécifique et qui est ce avec quoi on peut marquer
un gouvernement… ???
FS : et
c’est un produit de quoi ? de la raison ?
MF : Euh, je
dirai que non, c’est un produit de la volonté.
FS : Alors
on arrive peut-être à la notion de soulèvement ? Le soulèvement…
Le désir donc. Qu’est-ce qui porterait le
soulèvement ? ça peut être une décision n’est-ce pas ?
MF : Oui,
une volonté.
FS : ça
peut aussi être une force biologique ?
MF : Vous
savez, vous avez remarqué cette chose qui tout de même, comment dire,
polyculturelle, vous qui connaissez bien ce qui se passe ici, vous avez remarqué
que cette notion de volonté, dans la culture française actuellement, est
quelque chose dont on ne parle jamais ? on parle de la raison, on parle du
désir.
FS : Oui
c’est un concept un peu abandonné.
MF : oui, un
concept un peu abandonné.
FS : On
nous avait cassé la tête avec en classe terminale, n’est-ce pas, pour nous dire
que la volonté est une synthèse.
MF : c’est
ça c’est ça.
FS : une
fois qu’on ne la définit plus comme une synthèse, on …
MF : Alors
là, vous savez je ne saurai pas vous dire grand chose parce que j’ai l’esprit
lent. Mais depuis un certain nombre de mois et d’années justement, à propos de
l’analyse de ces relations de pouvoir, il me semble que, on ne peut pas la
mener convenablement sans faire intervenir le problème de la volonté. Les
relations de pouvoir bien sûr sont toutes investies par des désirs, bien sûr
elles sont toutes investies par des schémas de rationalité, et elles mettent en
jeu des volontés.
FS : C’est-à-dire
une synthèse.
MF : Non, je
dirai, je dirai la volonté c’est peut-être justement cette chose qui, au-delà
de tout calcul d’intérêt et au-delà si vous voulez de l’immédiateté du désir,
de ce qu’il y a d’immédiat dans le désir, la volonté c’est ce qui peut dire
« je préfère ma fin ». Voilà. Et c’est ça l’épreuve de la mort.
FS : C’est
l’épreuve maximale ou l’épreuve continuelle ? Quand vous dîtes par exemple
« la volonté de savoir » ?
MF : Non,
non, c’est la forme terminale et extrême, ce qui vient se manifester à l’état
nu lorsqu’on dit « je préfère mourir ».
FS : Alors
c’est une décision purement irrationnelle ?
MF : Non non
pas du tout, elle n’a pas du tout besoin d’être irrationnelle. Elle n’a pas non
plus besoin d’être vidée de désir. Il y a un moment où, si vous voulez, la
subjectivité, le sujet… Si vous voulez, la volonté c’est ce qui fixe pour un
sujet sa propre position. Voilà.
FS : La
volonté c’est ce qui fixe pour un sujet sa position, sa propre position.
MF : La
volonté c’est celui qui dit « je préfère mourir ». La volonté, c’est
ce qui dit « je préfère être esclave ». La volonté, c’est ce qui
dit : « je veux savoir », etç…
FS : Mais
quelle est la différence ici entre volonté et subjectivité ?
MF : Oh je
dirai que, euh, la volonté c’est l’acte pur du sujet. Et que le sujet c’est ce
qui est fixé et déterminé par un acte de volonté. Ce sont en fait deux notions
qui sont réciproques l’une de l’autre, n’est-ce pas, pour un certain nombre de
choses.
FS : Et
on ne retombe pas là dans des formes d’idéalisme que vos études ont
dissipées ? (rires)
MF :
pourquoi ce serait idéaliste ?
FS : C’est
un peu comme le concept d’homme…
MF : Non.
Parce que …
FS : C’est
très hégélien, n’est-ce pas ?
MF : je
dirai que c’est plutôt fichtéen.
FS : Je
connais mal Fichte.
MF : Si vous
voulez, ce que je critiquais justement dans la notion d’homme, et dans
l’humanisme dans ces années 1950, 1960, c’était l’utilisation d’un universel
entendu comme un universel-notion. Il y aurait une nature humaine, il y aurait
des besoins humains, il y aurait une essence de l’homme, etc. Et c’est au nom
de cet universel de l’homme que l’on ferait des révolutions, que l’on abolirait
l’exploitation, que l’on nationaliserait les industries, que l’on devrait
s’inscrire au parti communiste, etc. Cet universel qui permet des tas de choses
et qui supposait en même temps, d’une façon un peu naïve, une espèce de
permanence trans-historique, ou sous-historique, ou méta-historique, de
l’homme. Ça je crois que ce n’est pas acceptable rationnellement, et ça n’est
pas acceptable non plus pratiquement. Là, je crois que on échappe à
l’universalisme quand on dit que finalement le sujet n’est rien d’autre que
l’effet d’une…, enfin, ce qui est déterminé par une volonté. Une volonté c’est
l’activité même du sujet. A dire vrai, vous voyez, je suppose bien de qui je me
rapproche à la vitesse grand V, et pas pour son humanisme mais précisément pour
sa conception de la liberté, c’est de Sartre. Et de Fichte. Puisque Sartre et
Fichte … Sartre n’est pas hégélien.
FS : Quand
je parle d’Hegel, je pense au début de « La conscience de soi », de
la Phénoménologie de l’esprit.
MF : Oui oui
c’est ça, oui effectivement, il parle de Fichte, ou il est tout proche de
Fichte.
FS : et
oui effectivement, dans L’Etre et le Néant, il est question de l’être
pour la mort.
Alors
là, on va recouper ces questions, n’est-ce pas. Vous écrivez :
« être respectueux, quand une singularité se soulève, intransigeant dès
que le pouvoir enfreint l’universel ». Le devoir de l’intellectuel
serait-il de contrecarrer les pouvoirs quand le soulèvement est en position de
faiblesse, et d’appuyer ce que vous appelez « respecter » le
soulèvement, quand il est en position de force ? Et la morale
anti-stratégique (bien sûr pour les lecteurs du journal, il faudra définir ce
mot) ne se retrouve-t-elle pas perpétuellement déstabilisatrice, puisqu’elle
fournirait un appui à des soulèvements sans fin, sans finalité. Et Hegel, comme
vous le disiez dans votre leçon inaugurale ne vous attend-il pas au bout
du chemin » ? (rires) En posant une morale anti-stratégique, et en
fait vous êtes contre le pouvoir quand il est fort et vous êtes pour le
soulèvement quand il est fort, donc …
MF : J’ai
dit ça ? C’est un texte ?
FS : Non,
votre texte c’est uniquement « être respectueux quand une singularité
se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel ». Mais
quand il y a soulèvement en Iran, vous l’appuyez et quand Monsieur Peyrefitte
fait des nouvelles lois, vous vous y opposez mais …
MF : Je je
je je … je ne suis pas pour le soulèvement quand il est fort, uniquement quand
il est fort et pas quand il est faible. Quand on crie au fond d’une prison je
suis également pour lui.
FS : Bien sûr. Mais là vous cherchez surtout à arrêter le pouvoir qui le frappe.
FS : Bien sûr. Mais là vous cherchez surtout à arrêter le pouvoir qui le frappe.
Et
quand il y a un soulèvement en force, il vous commande le respect. En
définitive c’est une conception toujours déstabilisatrice, et donc
stratégique ? Enfin si ma position du problème est fausse, vous pouvez la
corriger.
MF : Dans
cet article auquel vous faisiez allusion, j’essayais de définir un peu, sinon
la position de l’intellectuel, parce que après tout je ne vois pas pourquoi je
ferai la loi aux intellectuels, je n’ai jamais fait la loi à personne, mais
enfin, ce que j’essayais de faire c’est ce que j’avais dans la tête. On m’a
reproché d’ailleurs souvent que je n’ai pas de politique, et que je ne dis pas
par exemple : bah voilà comment devraient fonctionner les prisons, ou
voilà de quelle manière il faudrait traiter la maladie mentale. Je ne le dis
jamais. Et je dis ce n’est pas mon travail. Et pourquoi ce n’est pas mon
travail ? Et bien parce que je pense justement que si l’intellectuel a à
être comme dit Husserl, le fonctionnaire de l’universel, ce n’est pas justement
en prenant une position dogmatique, prophétique et législatrice. L’intellectuel
n’a pas à être le législateur, à faire la loi, n’a pas à dire ce qui doit
arriver. Je crois que son rôle est précisément de montrer perpétuellement
comment ce qui semble aller de soi dans ce qui fait notre vie quotidienne est
en fait arbitraire et fragile et que nous pouvons toujours nous soulever. Et
qu’il y a perpétuellement et partout des raisons pour ne pas l’accepter, la
réalité telle qu’elle nous est donnée et proposée. Je ne sais pas comment un
certain nombre de commentateurs et de critiques, plus critiques que
commentateurs si vous voulez, sont arrivés à l’idée que pour moi, les choses
étant ce qu’elles sont, on ne pouvait pas les bouger. Alors que j’ai fait tout
le contraire. Je dis par exemple à propose de la folie, mais enfin voyons cette
chose qu’on nous annonce comme une vérité scientifiquement établie et qui est
l’existence de la maladie mentale, des maladies mentales, leur typologie, etc.
tout ça en fait regardez un peu sur quoi ça repose, et vous trouvez toute une
série de pratiques sociales, économiques, politiques, etc, et qui sont
historiquement situées. Et par conséquent tout ça est très fragile. Mon projet
je crois que c’est … un des rôles possibles, sinon à quoi ça sert les
intellectuels, mon projet c’est de en effet multiplier partout, enfin partout
où c’est possible, de multiplier les occasions de se soulever, par rapport au
réel qui nous est donné, et de se soulever, pas forcément ni toujours sous la
forme du soulèvement iranien, avec 15 millions de personnes dans la rue, etc.
On peut se soulever contre un type de rapport familial, contre un rapport
sexuel, on peut se soulever contre une forme de pédagogie, on peut se soulever
contre un type d’information.
FS : C’est
donc une stratégie du soulèvement.
MF : Donc,
c’est une stratégie du soulèvement. Mais pas le soulèvement global, universel
et massif, sous la forme « y en a marre de cette société pourrie, jetons
tout ça aux orties ». C’est le soulèvement différencié et analytique, qui
montre quels sont les éléments de réalité qui nous sont, dans une civilisation,
proposés comme évidents, naturels, allant de soi et nécessaires. J’ai essayé de
montrer combien ils sont historiquement récents, fragiles, donc fragiles, donc
mobiles, donc soulevables.
FS : Et
donc comme vous l’avez expliquée, cette notion de soulèvement, mais un
soulèvement perpétuel mais qui serait en définitive sans finalité, sans fin
temporelle, sans finalité puisqu’il serait anti-stratégique ?
MF : C’est-à-dire
je crois qu’à partir du moment où tout ce qui nous donne occasion de nous
soulever, tout ce qui nous paraît intolérable, tout ce qu’on veut changer, à
partir du moment où quelqu’un vient vous proposer une formule globale et
générale : « je peux vous débarrasser de tout en vous fixant ce qu’il
faudra accepter après », je dis c’est truqué. Il faut que les hommes
inventent à la fois ce contre quoi ils peuvent et veulent se soulever et ce en
quoi ils l’ont transformé, leur soulèvement. Ou ce vers quoi ils vont diriger
ce soulèvement. Ceci étant à réinventer indéfiniment. Là je ne vois pas en
effet le point final dans une histoire comme celle-là. Je veux dire je ne vois
pas le moment où les hommes n’auront plus à se soulever. Même si en effet, on
peut effectivement prévoir que les formes de soulèvement ne seront plus les
mêmes : les espèces de grands soulèvements par exemple des masses
paysannes, crevant de faim au Moyen Age et puis allant brûler les châteaux-forts
etc. bon, il est probable que dans les
pays comme les pays occidentaux, pays industriels avancés comme on dit, bah ça
ne se trouvera plus. Maintenant retournement de l’Histoire. Donc les
soulèvements changeront de formes, mais avoir à se soulever … Vous comprenez,
quand on prend par exemple disons les soulèvements d’homosexuels aux
Etats-Unis, et qu’on les compare aux grands soulèvements qu’il peut y avoir
dans un pays du Tiers-Monde actuellement crevant de faim, ou qu’il y a pu y
avoir au Moyen Age, ça paraît dérisoire, mais non, je dirais : ce n’est
pas dérisoire. Non pas que ces soulèvements-là ont une valeur merveilleuse que
les autres n’auraient pas, mais je vais dire il ne peut pas y avoir et il n’est
pas souhaitable qu’il y ait de sociétés sans soulèvements. Voilà.
FS : Et
on retourne un peu au rapport de soulèvement et de religion. Entre ce mode
d’Histoire qu’est le soulèvement et les formes religieuses, leur expression et
leur dramaturgie, vous posez un lien d’affinité n’est-ce pas, pour employer un
terme un peu hégélien - le terme est aussi employé par Deleuze. Comment
expliquez-vous… Il y a un moment où vous parlez de se soulever c’est mettre sa
vie en danger et que c’est très proche de ce qui peut s’exprimer beaucoup mieux
par la religion que par un autre moyen d’expression.
MF : Oui,
euh, là je ne saisis pas bien la question.
FS : C’est-à-dire
le soulèvement en tant que tel, un soulèvement volontaire, où on risque sa vie,
c’est un soulèvement qu’on ne fait pas pour améliorer par exemple des
conditions de vie, mais c’est un soulèvement qu’on fait par exemple, qu’on
pourrait faire au nom d’une eschatologie, ou d’un changement radical. Et alors
entre ces deux pôles que sont la religion et le soulèvement, quel rapport il y
a ? Et si ce rapport est permanent ?
MF : Ah,
absolument pas permanent. Euh, vous avez des formes de religion et des moments
dans l’histoire des rapports entre les sociétés et les religions, la religion
peut jouer ce rôle-là et elle ne le joue pas. Le catholicisme au XIXème siècle,
en Europe, n’a pratiquement pas eu, n’a pas offert de possibilités, de prises
ou d’expressions à un soulèvement. Mais en revanche, encore une fois, au XVème
siècle, si vous voulez c’est une intensification de la vie religieuse, et un
désir profond d’un certain nombre d’individus d’accéder à une forme de vie
religieuse, qui lui a fait bousculer et les institutions ecclésiastiques et les
institutions politiques et leur rôle social. Enfin ça dépend [… Je vais vous poser une
question comme ça, en off : c’est pour un journal, pour une revue ?
FS : Oui c’est un
hebdomadaire.
MF : Vous savez qu’on en a déjà
trente pages ?
FS : Ah bon ? Je ne
sais pas …
MF : oui c’est votre première
interview mais on en a déjà beaucoup trop.
FS : Ah bon ? Mais c’est
parce que c’est intéressant …
MF : Est-ce qu’il y avait
dans les questions que vous posez là encore, est-ce qu’il y avait des choses (silence) Si je n’ai pas répondu
clairement, c’est que je n’ai pas répondu du tout.]
FS : Oui, vous
n’avez pas répondu du tout. J’ai préparé mes questions trop centrées sur l’Iran
…
MF : Non
mais vous savez, je crois que vous avez raison, parce que c’est malgré tout
quelque chose qui, qui, qui … je ne sais pas … Si je n’ai pas répondu, c’est
que vous comprenez, y a un moment où on est désarmé. Je ne suis pas
journaliste. Quand j’écris des textes même pour les journaux, j’écris ça un peu
comme… des pages de livre. C’est-à-dire en faisant tout de même un peu
attention à ce que je dis. J’écris pas ça sur les marbres, à 4 h du matin, en un quart d’heure, bon,
quand je dis : ce que j’ai vu me semble prouver que les Iraniens recherchent
quelque chose comme une spiritualité politique, qui est un truc que nous on ne
connaît plus, il me semble que la phrase est claire et qu’il n’y a pas à
discussion. Quand on est devant des gens comme Claude Roy ou d’autres qui
manipulent le texte et qui disent : « Foucault aspire à une
spiritualité politique », on est devant un tel degré de mensonge, de
mauvaise foi, on sait parfaitement que si on utilise, si on envoie un
rectificatif, le rectificatif sera lu de la même façon, et il y aura de nouvelles
falsifications, etc. Alors je me tais pendant un certain temps. Je laisse tout
ça se décanter. Et puis un jour, dans un article, dans un bouquin, je ferai le
bilan de tout ça, et je montrerai que c’était un tissu de mensonges. Je n’ai
pas envie de rentrer dans des polémiques avec des gens dont l’inintelligence et
la mauvaise foi éclatent de partout. Ceci dit j’ai peut-être eu tort, il
faudrait peut-être que, chaque fois que quelqu’un qui …
FS : Ah,
non ça c’est pas la peine mais comme il y a maintenant toute cette histoire,
d’abord l’année passée de « la nouvelle philosophie », pour laquelle
vous vous étiez engagé au début, mais de laquelle vous vous êtes rétracté.
MF : Non non
non je ne me suis pas rétracté parce que je n’y ai jamais été engagé, j’ai simplement
dit à propos…
FS : Mais
vous avez dit quelque part que vous avez été engagé plus que vous ne le vouliez
MF : ah non
non
FS : Ou
bien dans Le Nouvel Obs, ou bien dans L’Arc…
MF : Ah
écoutez je ne crois pas.
FS : Vous
ne vouliez pas être mêlé…
MF : J’ai
peut-être dit que je ne voulais pas être mêlé, mais j’ai simplement fait une
chose, c’était un article sur le livre de Glucksmann[12] qui, je crois, est un
livre important. Et surtout ses deux livres, enfin La cuisinière et le
mangeur d’hommes[13] m’a paru, sur le moment, un livre très
important, et auquel on n’a pas fait le sort qu’il fallait, me semble-t-il. Bon
quand le second livre a paru, je me suis dit : bon bah cette fois il ne
faut pas louper le livre. Il s’est trouvé que ça a eu un écho formidable et que
je n’avais pas besoin… mais le livre de Glucksmann m’avait posé des problèmes.
C’est tout. Bon Glucksmann a été considéré comme un « nouveau philosophe »,
il s’en est défendu. Moi à la limite je m’en fous, le livre de Glucksmann
m’intéresse, les autres livres des gens que l’on appelle les nouveaux
philosophes ne m’intéressent pas. Si peu d’ailleurs qu’après en avoir parcouru
quelques uns, j’ai cessé de les lire. Je m’en fous, ça m’est complètement égal,
je sens que ce n’est pas mon affaire, et voilà. Donc je ne peux pas m’y être
engagé. Mais c’est vrai que parce que j’avais dit que le livre de Glucksmann
était intéressant pour des problèmes de … alors … oh mais tout ça c’est très
malsain. Encore une fois, ou on fait la police des gens qui écrivent des
sottises, à ce moment-là on y passe la journée, ou bien on laisse courir avec
effectivement cet encombrement que les gens se sentent libres de dire
absolument n’importe quoi. Et ça c’est un des problèmes de politique et de
morale que je n’ai pas pu résoudre.
FS : En
tous cas dans votre dernier article du Monde, il y avait encore un
certain nombre de questions posées ici, il y a énormément de problèmes soulevés
et qui mériteraient une plus ample réflexion.
MF : Oui,
oui. Mais si vous voulez toutes ces choses-là, de toute façon je ne suis jamais
très sûr de ce que j’avance, et j’aimerais beaucoup que l’on puisse avoir
des échanges, des discussions, et que les gens qui ne sont pas d’accord
puissent manifester leurs désaccords et poser leurs questions etc. Mais à
partir du moment où on rencontre en face de soi des gens qui ne procèdent que
comme des procureurs en vous dénonçant comme ennemi, vendu, agent de ceci, etc.
Qu’est-ce qu’on fait ? Ou les gens qui traficotent les textes et qui nous
font des procès avec des dossiers falsifiés. En effet tous ces trucs-là sur
l’Iran, je regrette beaucoup de n’avoir pas pu avoir, pas eu d’occasions,
d’avoir avec des Iraniens ou même simplement des Musulmans, des discussions suivies. Peut-être que je me trompais mais je veux qu’on me prête exactement
ce que j’ai dit et pas autre chose.
FS : Vous
distinguez deux types d’intellectuels. D’une part, l’intellectuel universel que
vous présentez tantôt comme héritier de la vision marxiste du prolétariat et
tantôt comme l’héritier de l’homme de justice et de loi. Et dont vous
prophétisez un peu – c’est un peu compliqué – la mort. Et d’autre part
l’intellectuel spécifique qui s’élabore à partir de 45. Est-ce que vos récentes
prises de position sur l’Iran et la guerre du Vietnam ne vous
ramèneraient-elles pas une représentation de l’universel ?
MF : Non.
Alors si vous voulez euh par l’intellectuel universel et l’intellectuel
spécifique, je veux dire par là que il me semble du moins dans une société
comme la nôtre, en Occident, en Europe, pour jouer un rôle politique,
l’intellectuel n’a pas à se décaler par rapport à son savoir, par rapport
disons à sa spécialité, il n’a pas à se poser en prophète de l’humanité en
général, il suffit je crois qu’il regarde ce qu’il fait, ce qui se passe dans
ce qu’il fait. C’est là où l’on rejoint cette conception du soulèvement dont je
parlais tout à l’heure. L’idée que le rôle de l’intellectuel c’est de montrer
combien cette réalité qu’on nous présente comme évidente et allant de soi, est
en fait fragile. Eh bien que ce soit le physicien, dans son laboratoire,
l’historien qui connaît le christianisme dans les premiers siècles, le
sociologue qui étudie une société,
il me semble que tous ces gens là, peuvent parfaitement, à partir même de ce qu’il
y a de plus spécial dans leur spécialité, de plus spécifique dans leur savoir,
faire apparaître ces points de fragilisation, des évidences et du réel. Alors
c’est vrai que lorsque qu’on parle de l’Iran, du Vietnam, à quel titre est-ce
qu’on le fait ? Bon, euf, je ne crois pas que ce soit quitter sa position
d’intellectuel spécifique que de dire, moi en tant que gouverné, j’estime qu’il
y a un certain nombre de choses qu’un gouvernement ne doit jamais faire.
FS : Mais
importe peu le gouvernement…
MF : Oui,
peu importe le gouvernement
Autrement
dit, ce n’est pas l’universel de l’être humain, si vous voulez, mais plutôt la
généralité de ce qui se passe dans les rapports entre gouvernants et gouvernés
qui permet à n’importe qui de parler de ses problèmes.
FS : Oui,
mais c’est un peu spécieux…
MF : C’est un
spécieux…
FS : Voltaire
pourrait se dire lui-même intellectuel spécifique.
MF : Oui
mais je crois alors là, là, je le pense bien volontiers, regardez les gens du
XVIIIème siècle, c’était bien toujours comme ça qu’ils faisaient, à partir d’un
truc tout à fait spécifique. Autrement dit, ce n’était pas je ne pense pas
qu’il …, quand je parle de l’intellectuel universel et que j’essaie de m’en
démarquer
FS : Par
exemple, Sartre, pour vous, c’est l’intellectuel universel ?
MF :
…
FS : En
fait vous parlez surtout de, fin XIXème-début XXème. Mais moi, en vous disant,
je pensais surtout à la période en France qui avait précédé les années 60. Vous
avez parlé de la Hongrie, de la Pologne.
MF : Oui,
oui je crois qu’il faut en parler. Non mais je voulais dire, ah je commence
à âtre complètement fatigué.
FS : Hum,
je vous embête avec mes questions.
MF : Non non
non non c’est une question très intéressante que vous me posez là.. Bon, ce que
je voulais dire c’est que l’intellectuel universel, si c’est celui qui veut
fonctionner comme si il était le représentant d’une conscience universelle ou
comme s’il était, si vous voulez, un peu, pour lui, dans son activité,
d’écrivain, d’intellectuel, comme ces partis politiques qui prétendent détenir
et la vérité de l’Histoire et la dynamique de la révolution, je dis : non ces intellectuels de l’universel
qui ne sont que des doublets en quelque sorte des partis politiques., je n’en veux pas. En revanche
l’intellectuel, qui à partir même du travail intellectuel qu’il fait, peut
jouer ce rôle de fragilisateur des stabilités sociales, des immobilités
sociales, historiques, politiques et économiques… Ah écoutez, je suis désolé
mais je n’en peux plus !
FS : Dernière
question, mais un peu en forme de défi. Cela amènera une note amusante. Je note
là dans vos prises de position sur l’Iran des termes suivants : horreur,
ivresse, beauté, gravité, dramaturgie, scène, théâtre, tragédie grecque, vous
parlez de la fascination des événements, donc au delà de la théologie et de la
généalogie, de prises de position politique, est-ce que le rigoureux Foucault
ne serait-il pas un artiste de l’époque de Francis Bacon, de Rebeyrolle et de
Stanley Kubrick ?
MF : Écoutez,
vous me flattez en disant ça. Je vais simplement ajouter un petit truc que vous
savez. En effet, on parle toujours, je ne sais pas pourquoi, j’ai la réputation
d’être quelqu’un de froid, de sec, de rigide, qui ne parle que de… Mais il ne
faut pas confondre celui qui parle et ce dont il parle. Il ne faut pas
confondre ce qu’on dit d’une chose et le sens que l’on met à parler de cette
chose. Si je démonte, si j’essaie de démonter, de la manière la plus soigneuse
possible, les mécanismes de pouvoir, si j’essaie de montrer comment
effectivement les relations de pouvoir ont une espèce de logique et
d’enchaînement assez subtile, qui leur donnent leur force sans leur ôter leur
fragilité, ça ne veut pas dire pour autant que je suis lié affectivement, d’une
manière positive à ce genre-là de choses. Après tout, ce que j’ai fait sur la
folie, peut aussi bien passer pour un livre très lyrique. Non ?
FS : Oui,
dans votre style, dans votre style, n’est-ce pas.
MF : Si j’ai
écrit ce livre-là sur la folie en essayant de montrer justement tous ces
mécanismes, ce n’était pas dans un climat pour moi d’indifférence à la
subjectivité folle.
FS : Oui.
MF : De la
même façon pour le crime et la délinquance, etc. Non non, je ne crois pas que
ce vocabulaire que vous signalez, qui effectivement n’est pas très
intellectualiste, je ne crois pas que ce vocabulaire soit un apport nouveau. Je
ne dis pas ça par refus de changer, j’ai changé. Mais il y a actuellement une
telle mode si contraignante de la conversion, il faut s’être converti.
Peut-être je me convertirai, j’ai déjà beaucoup changé, mais en tous cas ce que
vous relevez là ne me paraît pas être un trait absolument nouveau.
FS : Non,
je ne parle pas de sa nouveauté
MF : Ah
d’accord d’accord d’accord !
FS : Mais
de ces faits en tant que tels
MF : D’accord
oui oui.
FS
:
Une manière d’aborder les choses esthétique.
MF : Oui
c’est ça oui.
FS : Il y
a un côté existence, c’est pas nouveau, c’est pas nouveau.
Bon je vous remercie.
MF : C’est
moi qui vous remercie.
[1] [1] Das
Prinzip Hoffnung, 3 vol., 1954-1959. La traduction française
commence à paraître chez Gallimard en 1976. Les volumes II et III paraissent en
1982 et 1991. Les 3 tomes sont traduits
de l'allemand par Françoise Wuilmart.
[2] Du 16 au 24 septembre et du 9 au 15 novembre 1978.
[3] En fait, moins de 3 semaines comme il ressort des dates.
[4] L’ingénieur Mehdi Bazargan fut le fondateur du
Mouvement de libération de l’Iran en 1965 et du
Comité de Défense des Libertés et des Droits
de l’Homme en 1977. Nommé premier ministre par l’ayatollah Khomeyni dès son
retour à Téhéran, il ne resta à ce poste que quelques mois (5 février-5
novembre 1979) en raison de ses idées libérales et démocratiques. Kazem Sami Kermani, médecin et psychiatre, dirigeait le
parti JAMA allié au Mouvement de Bazargan et affilié au Front National d'Iran.. Il fut le ministre de la santé du
gouvernement Bazargan.
[5] Ayatollah considéré comme le premier entre ses pairs, Chariat Madari
était pour la séparation des mosquées et de l’État et s’intéressait beaucoup
aux problèmes sociaux et économiques. Suivant l’expression d’Olivier Roy, il «a
èté littéralement « défroqué » par Khomeyni. » in Sabrina Mervin :
Les mondes chiites et l’Iran, Karthala-Ifpo, 2007, p. 39.
[6] Le Nouvel Observateur, 14-20 avril 1979, p. 46. ; repris in Dits
et écrits, collection Quarto, Gallimard, t. II,
pp. 780-782.
[7] « Dans cette volonté d’un ‘gouvernement islamique’, faut-il voir
une réconciliation, une contradiction ou le seuil d’une
nouveauté ? « À quoi rêvent les Iraniens ? », Le
Nouvel Observateur, 16-22/10/1978 ; repris in Dits et écrits,
collection Quarto, Gallimard, t. II, pp.
688-694.
[8] l’ouvrage paraît en anglais en 1978. Sa traduction française au Seuil en 1980 porte le titre L’Orientalisme, L’Orient créé par
l’Occident.
[9]« Inutile de se soulever ? », Le Monde, 11-12 mai
1979, pp.1-2. Repris in Dits et écrits, Quarto, II, pp. 790-794.
[10] « Il ne faut sans doute pas concevoir la «plèbe» comme le
fond permanent de l'histoire, l'objectif final de tous les assujettissements,
le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n'y a sans doute
pas de réalité sociologique de la «plèbe». Mais il y a bien toujours quelque
chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les
individus eux-mêmes qui échappe d'une certaine façon aux relations de pouvoir;
quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou
rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l'énergie inverse, l'échappée.
«La» plèbe n'existe sans doute pas, mais il y
a «de la» plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a
dans les individus, dans le prolétariat… » in «Pouvoirs et stratégies» (entretien avec J.
Rancière), Les Révoltes logiques, no 4, hiver 1977, pp. 89-97.
[11] Michel Foucault : Vérité et pouvoir, pp16-26 in L’Arc,
numéro 70, 4ème trimestre 1977, « La crise dans la tête ».
[12] “La grande colère des faits” sur Les Maîtres penseurs d’André
Glucksmann, Grasset, 1977, in Le
Nouvel Observateur, 9-15 mai 1977. Repris in Dits et écrits, II, pp.
277-281.
[13] Ce livre paru en 1975 est cité dans l’entretien donné à Les
Révoltes logiques cité précédemment, Dits et écrits, II,p. 421.
7 comments:
Is there an English translation?
Not till now & i'll announce the publication
Please help to get an English translation soon - many thanks
Intéressant.
After arabic (review KALAMON) and spanish (Chili) translation and expecting portugese one, we can find an english translation in FOUCAULT STUDIES n.25: Foucault and Philosophical Practice
Bonjour. Est-ce que le texte a été traduit en portugais ?
Merci
Post a Comment