Quand j’écrivais au début de l’été 1979 à Michel Foucault afin de lui
demander un entretien pour le An Nahar al‘arabî wa addûwalî,
hebdomadaire qui paraissait alors en arabe à Paris et cherchait essentiellement
à permettre au premier quotidien de Beyrouth An Nahar de se soustraire à
la pesante présence syrienne dans la capitale libanaise, il ne parut pas
empressé de répondre. Ses prises de position sur le soulèvement iranien
continuaient à susciter des remous et pas seulement dans les milieux parisiens,
mais il pensait avoir dit son mot final sur la question quelques mois plus tôt[1]. Et sans doute avait-il
été « malade »[2] et restait-il fatigué,
comme il ne cessa de le rappeler durant notre entretien. Ce n’est qu’après
l’intervention d’un ami commun, Mahmoud Hussein[3], qu’il se décida à me
rencontrer et m’écrivit une lettre[4] pleine de prévenance
multipliant les dates et proposant son propre appartement pour lieu. Tout au
long de l’interview, outre son extraordinaire prodigalité de parole, il se
montra d’une incroyable délicatesse prenant en considération mon ingénuité dans
la profession[5] et
cherchant à apporter aide et conseil sur le déroulement matériel de la
conversation et de son enregistrement. Il fit preuve de grande patience et ne
cessa de dire les questions pertinentes alors qu’elles auraient pu lui paraître
inconvenantes. Mais sans doute fut-il surpris de la variété des problèmes
abordés et agacé de voir l’entretien se prolonger outre mesure. Il invoquait sa
fièvre et son incapacité à poursuivre pour mettre fin à la séance, mais
m’assurait que ce qui avait été déjà allait bien au-delà des pages requises
pour un entretien dans un hebdomadaire[6]. Mais ce que je trouve
toujours inouï, c’est qu’à peine venait-il d’invoquer un épuisement manifeste, son propos retrouvait toute sa vigueur et sa
pensée ne connaissait aucun fléchissement, voire gagnait en ardeur surtout
quand il voulait combattre les mésinterprétations de ses énoncés.
Le rayonnement
de Foucault parmi les intellectuels arabes, à Paris comme dans leurs capitales,
était très grand : on l’admirait pour sa science et sa rigueur ; on
suivait de près la place nouvelle et centrale qu’il donnait au pouvoir dans son
discours et sa redéfinition du rôle de l’intellectuel à l’heure où les partis
marxistes étaient en perte de vitesse. Ses interventions ponctuelles pour les prisonniers,
aliénés, immigrés et contre le racisme… étaient applaudies surtout que nombre
d’entre elles étaient plus ou moins coordonnées avec le mouvement maoïste qui
faisait paraître La cause du peuple et avait beaucoup œuvré pour les
mouvements palestiniens dans les milieux populaires français. Mais, d’une part,
leur affinité historique en tant qu’intellectuels arabes inquiets sur la place
de leurs pays dans le monde allait à une vision globale de l’impérialisme et
des moyens de l’affronter. D’autre part, l’absence de prise de position publique
de Foucault sur la question palestinienne, toujours
centrale pour eux, les laissait insatisfaits.[7]
Les prises de position de Foucault à l’égard du soulèvement
iranien, de septembre 1978 à février 1979, puis les débats qui se
prolongèrent jusqu’en mai de la même
année, tombèrent au milieu d’un désarroi arabe politique et intellectuel. Les
accords de Camp David signés le 26 mars 1979 redistribuaient la donne dans la
région et le traité de paix avec l’Egypte ouvrait à Israël et son armée les
portes de Beyrouth (juin 1982). L’islam semblait apporter un nouvel espoir,
mais après des décades de sécularisme, de progressisme et de communisme, l’intelligentsia
arabe pouvait-elle s’y rallier sans méfiance ? Nous ne pouvons nullement
dire que le point de vue de l’auteur de Surveiller et punir sur ce qui
se passait à Téhéran et autour guidait les intellectuels de l’autre bord de la
Méditerranée, mais il les accompagnait et les réconfortait en déminant le champ
des questions posées. Foucault le savait qui en fait mention dans l’entretien,
fidèle à l’idée qu’on ne peut prendre la place des intéressés et parler en
leurs noms : « Mais encore une fois, cela c’est le problème des
musulmans, ce n’est pas le mien. Le problème pour les musulmans est de savoir
si effectivement à partir de ce fond culturel et de cette situation actuelle et
du contexte général, il est possible de tirer de l’Islam et de la culture
islamique, quelque chose comme une forme politique nouvelle. »[8]
Par ailleurs, en prenant fait et cause pour un soulèvement populaire impliquant
des millions de moyen orientaux, il donnait des gages de sympathie et d’appui à
une population arabo musulmane dont « l’élite » était sevrée par ses
silences sur la question palestinienne. Plus loin et sur le plan théorique
cette fois, Foucault posait des questions aussi générales que les rapports de
l’Islam et de l’Occident, de la Révolution et de la religion, de la volonté et
du droit, et allait plus loin que les
« secteurs déterminés » et les « points précis » - auxquels
il aurait pu confiner les interventions de « l’intellectuel spécifique »[9]- pour rejoindre le
plan de l’universel. Certes Foucault ne manque pas d’arguments pour dériver sa
prise de position contre tout pouvoir usurpatoire, quelle qu’en soit l’étendue,
de sa figure de « l’intellectuel spécifique ». Il en profite même
pour la radicaliser et l’élever à celle de capteur des fragilités d’une
société. Après avoir évoqué, dans notre
entretien, les expériences du physicien, de l’historien et du sociologue, il
affirme : « Alors c’est vrai que lorsque qu’on parle de l’Iran, du
Vietnam, à quel titre est-ce qu’on le fait ? Je ne crois pas que ce soit
quitter sa position d’intellectuel spécifique que de dire, moi en tant que
gouverné, j’estime qu’il y a un certain nombre de choses qu’un gouvernement ne
doit jamais faire. »[10]Ces
propos peuvent ou non convaincre, mais l’aura de Foucault en 1978-1979 ne souffre
plus de ses anciennes limites. Quant à
la réussite du soulèvement iranien dans la réalisation des objectifs mis en
avant par le penseur français dans sa couverture des événements, elle incombait
aux acteurs eux-mêmes ; l’enjeu pour des millions de personnes, et pour
l’islam lui-même, allait bien au-delà de sa spéculation.
* * *
Dans ce qui va suivre, il ne saurait
être question, pour moi, ni d’évaluer la nouveauté propre à cet entretien, ni
d’en voir les rapports, aboutissements et
prolongements avec les œuvres et cours de Foucault ou d’autres penseurs.
D’autres se sont acculés à cette tâche, dans les pièces de ce dossier, avec une
science indéniablement plus étendue. Ce que je voudrais tenter, c’est de saisir
ce qu’a de propre cet entretien ou ce qu’a de propre Foucault en son entretien.
Ce moyen de communication « embarrasse », en 1968,
l’auteur-professeur parce qu’il constitue une forme non
« statuaire de parole» : ni écriture, ni enseignement, ni
conférence ou exposé: « Je me demande quelle sorte de choses je vais
pouvoir dire. »[11]
Une dizaine d’années plus tard, les choses ont sans doute changé et Foucault n’a
cessé de multiplier ses interviews.[12]
Le propre de la parole, dans l’entretien,
est de se livrer à l’heure où la pensée est encore à un stade expérimental, où
elle ne peut se dire mûre ou définitive, ou elle est tenue d’improviser. Humilité
devant les assertions passées : « Or il m’a semblé, à tort ou à
raison, et là je me suis peut-être tout à fait trompé… » (p. 5) et les
hypothèses émises: « Je ne suis pas sûr que ce soit vrai. » (p.
16) ; affirmation de la difficulté des questions traitées et de la
nécessité de la discussion et de l’échange;[13]
révélations psychologiques sincères ou intégrées dans une dramaturgie ;[14] revendication
de la liberté actuelle et future : « je vais y répondre, comme ça
sans être sûr que ma réponse soit la bonne et sans être sûr que je m’y tiendrai
toujours. » (p. 17) sans renoncer à une extrême exigence : « Si
je n’ai pas répondu clairement, c’est que je n’ai pas répondu du tout. »
(p. 31).
En mettant quelque peu de coté le
contenu de l’entretien, et en nous attachant à la seule forme, nous y voyons se
déployer des registres divers de discours qui ne sont évidemment pas absents de
l’œuvre proprement dite mais y sont plus intégrés et mieux maîtrisés. Foucault
commence par être un conteur et nous délivre le récit de son aventure
iranienne. Se plaçant à sa fin (quitte à promettre de revenir plus tard sur
certains épisodes polémiques marquants), il lui assigne un commencement (théorique,
cela n’est pas anodin) : la lecture du livre de Bloch « peu
connu » et posant un problème capital. Il ne manque pas d’évoquer les hasards
de la route (« à la faveur d’un accident et d’une convalescence »).
Cette origine initiatique ne vient qu’ensuite rejoindre les réalités
proprement politiques (le soulèvement de masse) et intellectuelles (l’inadéquation
des schémas occidentaux pour interpréter l’événement). D’où cette volonté d’aller
voir, de chercher à comparer, de mettre à l’épreuve.
« Voilà. », dit-il, à deux reprises (p.2).
Cette poétique de la narration ne marque
pas seulement le début de l’entretien, mais ruse dans les dédales proprement
spéculatifs. Interrogé sur les trois concepts qui ont été au centre de ses
écrits sur l’Iran, ses réponses se font échelonnées. Le premier, celui de Volonté
générale, Foucault l’a vu ou cru le voir, « c’est un phénomène qui a
frappé tout le monde » (p. 5) et qui est étranger aux occidentaux habitués
aux démocraties représentatives. Le deuxième, le gouvernement islamique,
il l’a entendu. Ses interlocuteurs lui en parlaient. « Voilà c’est ce
qu’on m’a dit. » (p. 8) Le flou et l’équivoque en soi de
cette notion empreinte et porteuse d’espoir éveillent l’inquiétude (p. 7). Le
dernier concept, la spiritualité politique, c’est surtout ce qu’on lui a
fait dire en dénaturant sa pensée et en fabriquant des faux à partir de ce
qu’il n’a dit ni écrit : « la
phrase que j’ai dite était celle-ci : j’ai dit que ce que j’avais trouvé
là-bas, c’était quelque chose comme la recherche d’une spiritualité politique,
et je disais que cette notion qui maintenant est pour nous tout à fait obscure,
qui était tout à fait claire, familière au XVIème siècle…Bon, y a pas de quoi
fouetter un chat. »(pp. 9-10) L’intrigue
policière tombe sur un non crime ou un non événement ou une assertion presque
banale, mais dévoile une clique de faussaires et de sots pour qui aucun
mot n’est assez fort, même celui de fous[15].
Dans la controverse, blessé comme il le dit d’un Occident qui fait de
lui « une espèce de prophète
lui-même fanatique » (p.12), Foucault retrouve une autre veine où il passe
maître, la polémique acerbe. Bien des formules lapidaires utilisées ici en donnent d’excellentes illustrations.
On
pourrait, à partir des multiples
registres de discours qu’on trouve dans cet entretien, continuer à déplier
les diverses figures de Michel Foucault à l’œuvre dans sa parole: le reporter d’idées
curieux de ce qui se passe dans le monde et investissant son savoir pour mieux
le comprendre ; l’intellectuel qui cherche à redéfinir sa fonction en
dressant des ponts entre le spécifique et l’universel ; le partisan des
révoltes qui veut être le fragilisateur des stabilités sociales, des
immobilités historiques et appuyer
l’invention contre ce qui paraît naturel et nécessaire et allant
de soi ; l’historien relativiste,
armé d’analogies, qui ne peut se confondre avec son objet d’étude, mais qui ne peut lui être étranger et hostile ;
le philosophe qui cherche à remonter du soulèvement à ce qui le fonde, la
volonté, et qui rencontrant là d’autres philosophes (Sartre, Fichte) tente
de se repositionner par
rapport à des systèmes naguère inconciliables avec sa pensée; l’occidental qui
ne rend pas publique sa position religieuse ; l’esthète épris de l’ivresse du soulèvement et l’admirant en lui-même et par lui même, l’artiste compatissant emporté par la
parole lyrique et la dominant (pp. 35-36), le moi dans sa singularité irréductible[16]…
Cette
multiplicité étalée doit trouver son contrepoint, En relisant, plus de trente
ans après, cet entretien auquel j’ai participé, je suis frappé par la force
qu’il garde et dégage. Le texte ne cesse de s’interroger et de nous interroger.
Sa tension, malgré la fatigue qui pointe parfois, ne tombe jamais grâce à la
fougue de la parole et à la vigueur de la pensée. Mais surtout Foucault a su
lui imprimer une indéniable unité. Le propos se regroupe tout entier autour de
l’idée de soulèvement, envisagé dans ses réalités collective et individuelle, concrète et idéelle. Son rapport
à la religion, l’islam actuel ou le christianisme médiéval, s’inscrit dans l’histoire
et en retire sa relativité, ses espérances et ses échecs. La rébellion
pervertit la relation de pouvoir, s’inscrit en elle et ne cesse de s’opposer à
ses excès, de lui indiquer des limites et de s’ériger en droit. Le rôle des
intellectuels, issu de leur chantier propre, est d’aider à bousculer les
stabilités. Ce soulèvement requiert une assise philosophique et il ne peut la
trouver que dans une volonté distincte du désir et de la raison, mais agencée
avec la conscience.
Belle
leçon et bel exercice sous forme d’entretien !
[1] « Inutile de se
soulever ? », Le Monde, 11-12 mai 1979, repris in Dits et
Écrits, T. II, pp. 790-794.
[2] « J’ai été malade puis absent. »,
écrit-il dans sa lettre du 20/7/1979.
[3] Mahmoud Hussein est le pseudonyme commun à 2
intellectuels égyptiens qui ont signé ensemble de nombreux ouvrages : Adel
Rifaat et Bahjat anNâdî.
[4] Cf. le fac-similé de la lettre reproduit ici.
[5] Je venais de soutenir ma thèse de doctorat et
me présentais, après quelques articles, pour mon premier entretien, ce dont il
avait été averti.
[6] Foucault tenait
ostensiblement à ce que je réussisse dans ma tâche. Axel Honneth le caractérise
bien en parlant d’ « une froideur analytique mêlée de sensibilité
compatissante. » Critique, Août septembre 1986, p. 803.
[7] Didier Eribon rapporte (Michel Foucault, 1989,
Champs biographie, 2011, p. 377) que dans le comité de défense des droits des
immigrés, une tension prévaut souvent entre les travailleurs arabes des
« Comités Palestine » et Foucault quand ils souhaitent que la
dénonciation du racisme soit élargie à Israël. Il ajoute : « Mais
Foucault, comme Sartre d’ailleurs a toujours été fermement pro-israélien. Et il
le restera toujours. » Dans Paul Veyne (« Le dernier Foucault et sa
morale » in Critique, août septembre 1986, p.935), Foucault semble
mettre sur le même plan les 2 choix israélien et palestinien.
[8] P. 14. Plus loin, il dit: “je crois qu’ils
[les musulmans d’Europe] suivaient avec
sympathie. Mais je crois que leur mutisme était lié au fait qu’ils sentaient
que pour l’Islam, la partie qui se jouait est très grosse, très
importante. »
[9] « Les
intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans l’universel,
l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des secteurs déterminés,
en des points précis où les situaient soit leurs conditions de travail, soit
leurs conditions de vie (le logement, l’hôpital, l’asile, le laboratoire,
l’université, les rapports familiaux ou sexuels). Ils y ont gagné à coup sûr
une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes. Et ils ont
rencontré là des problèmes qui étaient spécifiques, non universels, différents
souvent de ceux du prolétariat ou des masses(…) c’est ce que
j’appellerais l’intellectuel spécifique par opposition à l’intellectuel
universel.» Dits et écrits, 1977, II, p. 154.
[10] P. 34.
[11] Michel Foucault: Le
beau danger, Entretien avec Claude Bonnefoy, EHESS, 2011, p. 26.
[12] Je dois à Julien Cavagnis ce rappel.
[13] « Le point si vous voulez le plus
difficile sur lequel on peut discuter. »(p.6) ; « de toute façon
je ne suis jamais très sûr de ce que j’avance, et j’aimerais beaucoup que
l’on puisse avoir des échanges, des discussions, et que les gens qui ne sont
pas d’accord puissent manifester leurs désaccords et poser leurs questions
etc. » (p. 33)
[14] « Vous savez je ne saurai pas vous dire
grand chose parce que j’ai l’esprit lent. »(p. 25) ; « J’ai
dit ça ? C’est un texte ? » (p. 27);
[15] «Vous savez, sans doute je
ferai un jour une étude sur les réactions incroyables des Français quant à ma position sur ce qui s’est passé
en Iran (…) ça a été tout à fait fou. Vraiment
les gens sont sortis d’eux-mêmes. » (p. 9)
[16] « J’essayais de définir un peu, sinon la position de l’intellectuel,
parce que après tout je ne vois pas pourquoi je ferai la loi aux intellectuels,
je n’ai jamais fait la loi à personne, mais enfin, ce que j’essayais de faire
c’est ce que j’avais dans la tête. »(p. 28)
1 comment:
Merci pour partager votre expérience, dans cette entretien avec Foucault.
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